Le crime de Boualem Sansal
Boualem Sansal, écrivain qui se définit comme « caméléon égaré » et quel magnifique totem, de nationalité française lors de sa naissance en Algérie française en 1949, puis de nationalité algérienne à partir de 1962, puis à nouveau de nationalité française depuis 2024, vient d’être incarcéré par l’un de ses deux pays. Sauras-tu deviner lequel ?
Boualem Sansal est en danger.
Boualem Sansal, comme Lewis Carroll, est écrivain et mathématicien, double casquette qui le prédisposait à écrire de la science-fiction au sens originel de ce terme, et qui l’a conduit a exprimer des vues tout-à-fait intéressantes, rationnelles ou ne serait-ce que raisonnables, sur des phénomènes imaginaires tels que la religion. Ce qui fait que je nourrissais des pensées fraternelles à son endroit lorsque j’écrivais Ainsi parlait Nanabozo, roman sur la religion dont le narrateur est mathématicien.
Ainsi dans son roman (de science-fiction, tendance orwellienne) 2084 : la fin du monde Boualem Sansal a écrit :
« La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité. »
Ou bien, il a déclaré ceci à la presse (Marianne, en 2011) :
« La religion me paraît très dangereuse par son côté brutal, totalitaire. L’islam est devenu une loi terrifiante, qui n’édicte que des interdits, bannit le doute, et dont les zélateurs sont de plus en plus violents. Il faudrait qu’il retrouve sa spiritualité, sa force première. Il faut libérer, décoloniser, socialiser l’islam. »
Boualem Sansal est islamophobe.
Pourtant ce n’est pas pour cela qu’il est en danger, aujourd’hui. Boualem Sansal a plus d’un ennemi parmi les adorateurs d’amis imaginaires : les bigots certes, mais également les nationalistes algériens – car la patrie, elle aussi, est une mythologie sacrée.
Boualem Sansal, qui, à 75 ans, fait régulièrement des allers-retours entre ses deux pays, la France et l’Algérie, est en danger parce qu’il s’est fait arrêter le 16 novembre dernier à l’aéroport d’Alger et mettre en détention, accusé d’« atteinte à l’intégrité du territoire national », autrement dit de terrorisme, crime passible de la prison à perpétuité selon l’article 87 bis du code pénal algérien. En effet, l’Algérie, atteinte comme tant de nations de ce poison qu’est le patriotisme, ne pardonne pas à Boualem Sansal ses déclarations anti-Algérie. Il critique régulièrement le régime algérien (sortie mémorable sur Arte en janvier dernier : « L’Algérie est une dictature », en toute simplicité), s’était fait autrefois un adversaire personnel de Bouteflika et de toute sa cour gérontocrate… mais il est allé dernièrement jusqu’à récuser à l’Algérie son statut même de nation, en résumant de façon très provocante la colonisation de l’Algérie par la France : « C’est facile de coloniser des petits trucs qui n’ont pas d’histoire, mais coloniser un Etat, c’est très difficile. »
Voilà, très exactement, ce qu’est son crime : une atteinte au roman national. Un crime de lèse-majesté patriotique. C’est un peu comme si la France jetait en prison Pacôme Thiellement pour son génial L’Empire n’a jamais pris fin, prodigieuse anti-histoire-de-France où Thiellement égrène les crapules, bandits, barbares stupides, chefs de bande chanceux, arrivistes cyniques et sanguinaires qui en deux millénaires ont fait la France. Ainsi qu’en vérité l’on fabrique n’importe quelle nation, avant réécriture des évangiles et cristallisation des légendes dorées : par le meurtre des rivaux. Juste un exemple : l’histoire officielle de l’Algérie stipule qu’en 1962 uniquement les glorieux héros de la guerre d’indépendance ont pris et gardé le pouvoir – on passera prudemment sous silence la crise des wilayas, la prolifération des marsiens opportunistes (combattants du mois de mars, soit l’équivalent algérien des Résistants du mois de septembre ou de la dernière heure en 1945 en France), les épurations sanglantes, les disparitions par centaines des concurrents pour le pouvoir, sans parler des massacres de harkis. Mais a-t-on le droit de raconter ces histoires sales, de seulement critiquer le pouvoir passé ou présent, comme le fait Boualem Sansal en Algérie, sans se faire taxer d’« atteinte à l’intégrité du territoire national » ?
La France n’a évidemment aucune leçon à donner en la matière : à l’époque de Le Chagrin et la pitié (Marcel Ophuls, 1971), le président de l’ORTF refusa de le diffuser à la télévision au prétexte que « le film détruit les mythes dont les Français ont encore besoin » (sic).
Si l’on admettait une bonne fois que le sens de l’histoire pour reprendre la funeste expression téléologique de Hegel, est une ligne de sang et de viscères, et non de pétales de roses, on serait moins obligé de cancéler après coup.
L’incarcération de Boualem Sansal est révoltante. Ce qui ne l’est pas moins, c’est la timidité de la gauche française, empêtrée dans ses pudeurs sur la question de la laïcité, à soutenir Boualem Sansal.
Ce qui est plus révoltant que tout, c’est que seuls les élus français de droite et d’extrême-droite (à l’exception remarquable de Raphaël Glucksmann) réclament à haute voix sa libération, sautant sur l’occasion d’attiser une guerre des nations voire des races : Marion Maréchal dénonce un « État voyou guidé par sa haine de la France » (et allez, nation contre nation, fleur au fusil à l’ancienne !) et a le culot de proposer un « échange de prisonniers » entre l’écrivain et les « 3 500 vrais délinquants et criminels algériens dans les prisons françaises ». On est mal barré et on peut se demander où est passée, dans ces débats, la littérature, ce phénomène fragile, ambigu, transfrontalier et humaniste. Au fond d’une geôle, sans doute. En librairie aussi, mais seulement dans l’un des deux pays de Boualem Sansal.
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