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Gravitation universelle

Je préfère ne pas savoir si c’est un indice de ma santé mentale, mais je me suis abonné à la page Facebook « Hydraulic Press Channel ». On n’y peut voir absolument rien d’autre que les objets les plus divers (bibelots, buches, savons, bonbons, ballons, balles de fusil, outils, piles et batteries, bougies, verres, livres, canettes ou autres emballages, aliments variés, pièces de monnaie, et même une fois, une enclume…) se faire écrabouiller par le mouvement inexorable et lent d’une presse hydraulique. Rien vu d’aussi fascinant sur les rézos depuis longtemps. Aucun suspense : juste un mouvement de haut en bas implacable et bizarrement magnifique. Si je ne me surveille pas, je peux rester fasciné pendant des heures devant ce memento mori industriel et archi-conceptuel, cette métaphore du destin, de l’obsolescence, de la colapsologie, de nos propres cerveaux mangés par Facebook, de la fragilité universelle ou de la « fin de toute chose ».
Et vous, ça va, sinon ?

Réaction de Madame la Présidente du Fond du Tiroir :

C’est effectivement un indice de ta santé mentale… et de procrastination ! Alors que tu pourrais plutôt avoir une fascination pour passer le balai ou le chiffon sur la poussière qui revient inexorablement… ça me.fascinerait vraiment !

Tant bien que mal, j’ai tenté d’élever les apparences ou de sauver le débat en citant Simone Weil :

« Tous les mouvements naturels de l’âme sont régis par des lois analogues à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception. Deux forces règnent sur l’univers : lumière et pesanteur. »
La Pesanteur et la Grâce, Simone Weil, 1947

… Mais je n’ai guère fait illusion, tant pis.
Si jamais un scrolleur de passage en vient à lire Simone Weil, ce sera toujours ça de pris.
Tiens, à son attention, j’en remets un peu, juste histoire de rappeler qu’il n’y a pas que des presses hydrauliques, dans la vie.
Extrait du livre de Simon Weil L’Enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, publié en 1949 dans la collection « L’Espoir » dirigée par Albert Camus

Les Français sont affamés de grandeur.
[Parmi les] obstacles [qui] nous séparent d’une forme de civilisation susceptible de valoir quelque chose, notre conception fausse de la grandeur (…) est la tare la plus grave et celle dont nous avons le moins conscience comme d’une tare. Notre conception de la grandeur est celle même qui a inspiré la vie tout entière d’Hitler. […] L’idolâtrie est une armure ; elle empêche la douleur d’entrer dans l’âme. Quoi qu’on inflige à Hitler, cela ne l’empêchera pas de se sentir un être grandiose.
Surtout cela n’empêchera pas, dans vingt, cinquante, cent ou deux cents ans, un petit garçon rêveur et solitaire, allemand ou non, de penser qu’Hitler a été un être grandiose, a eu de bout en bout un destin grandiose, et de désirer de toute son âme un destin semblable. En ce cas, malheur à ses contemporains.
Le seul châtiment capable de punir Hitler et de détourner de son exemple les petits garçons assoiffés de grandeur des siècles à venir, c’est une transformation si totale du sens de la grandeur qu’il en soit exclu.
C’est une chimère, due à l’aveuglement des haines nationales, que de croire qu’on puisse exclure Hitler de la grandeur sans une transformation totale, parmi les hommes d’aujourd’hui, de la conception et du sens de la grandeur. Et pour contribuer à cette transformation, il faut l’avoir accomplie en soi-même. Chacun peut en cet instant même commencer le châtiment d’Hitler dans l’intérieur de sa propre âme, en modifiant la distribution du sentiment de la grandeur. C’est loin d’être facile, car une pression sociale aussi lourde et enveloppante que celle de l’atmosphère s’y oppose. Il faut, pour y parvenir, s’exclure spirituellement de la société.

En 2024, ces réflexions de 1949 sur les notions de force et de grandeur, sur l’hubris et sur le fascisme, sont toujours aussi foudroyantes et ne nécessitent guère de mise à jour. On pourrait éventuellement remplacer le mot « Hitler » par une figure plus contemporaine. Elon Musk ? Poutine ? Un des quelconques dictateurs de notre temps ?

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