Chacun se sait mortel et se croit immortel
Chronique de lecture au Fond du Tiroir.
Attention, c’est pas du marrant.
C’est du bouleversant.
Dans la vie on ne peut pas se marrer tout le temps, tôt ou tard on se bouleverse.
Jean-Christophe Chauzy a toujours alterné les fictions de genre, polars ou anticipation (si ça se trouve, c’est lui qui a vulgarisé l’expression Le monde d’après en 2016) et les autobiographies.
Mais des autobiographies pour rire, à base d’absurde et d’autodérision, petits théâtres de marionnettes mettant en scène les tribulations de son double de papier, souvent nommé JC, angoissé et caricatural, au nez en triangle isocèle (au fil des décennies : Parano, 1995, Petite nature, 2007, ou mon préféré, L’Âge ingrat, 2000). Dans une interview il nomme cet avatar Mon Gaston latex.
Avec son dernier livre, Sang neuf (Casterman, 2024), il ouvre et pardon pour le jeu de mot pourri, une troisième veine.
Encore de l’autobio. Mais grave cette fois, au premier degré, question de vie ou de mort. Finie l’hypocondrie burlesque, adieu le pif isocèle, bye bye le masque en latex. On est dans le dur, qui porte le nom de myélofibrose de niveau 3.
Chauzy est malade, il risque de mourir.
La conscience de notre vulnérabilité, de notre fatale disparition, est une expérience universelle mais jamais banale puisque toujours neuve, chacun la sienne, on aura beau la partager elle se dissipera avec nous. Elle est l’humaine condition en personne.
To be, or not to be.
En un instant, c’en est fini du déni. Dans les couloirs de l’hôpital, mes jambes pèsent une tonne chacune. Un peu comme si un immeuble m’écrasait au ralenti. Encore vivant. Mais déjà un peu mort.
Sang neuf est la chronique d’un processus médical puis d’une longue et incertaine convalescence, deux ans d’un voyage intérieur dans la maladie, d’un enfermement (qui débute en même temps que tout le monde, en plein confinement pour cause de Covid-19, ce moment unique où la prise de conscience de notre fragilité est devenue une expérience collective !), d’abord en chambre stérile, puis à domicile.
(Au passage on trouve ici, de même que dans un livre un peu comparable, Pilules bleues de Benoît Peeters, un éloge de la médecine et de l’hôpital. N’attendons pas d’en avoir besoin pour les célébrer, et donnons nous aussi si nous le pouvons, donnons de notre personne, donnons notre sang et notre moelle osseuse…)
Le memento mori est-il un genre pictural parce qu’il est plus facile à dessiner qu’à penser (1) ? Ce que Sang neuf donne à voir, c’est l’effet de la maladie non seulement sur le corps de Chauzy, sur sa psyché, mais aussi sur son dessin. Grand coloriste à l’aquarelle, Chauzy n’utilise pourtant ici que le noir (encre de chine voire crayon à papier tout nu), le blanc et le rouge. À l’os, à la moelle, oui. Plus, par surprise, six pages tout en couleur, effet contrôlé.
Je formule une hypothèse esthétique : Chauzy n’aurait pas été en mesure de « traiter le sujet », d’aborder sa fin et surtout la possibilité de penser sa fin en tant que phénomène extrême agissant sur le mental, sur l’imaginaire et sur le corps, si durant les décennies précédentes il n’avait pas pris l’habitude de raconter ses anxiétés sur le mode farce, de jouer ses angoisses comme on dit jouer sa vie. Il faut prendre au sérieux la comédie, parce qu’elle est la répétition générale de la tragédie.
(1) – Pour moi le plus génial memento mori du monde dessiné est Vanité d’Etienne Lécroart, Philippe de Champaigne et Hans Holbein peuvent aller se rhabiller le squelette.
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