Peut contenir des sulfites
Cet été, comme je me trouvais en vadrouille en Amérique du Nord, je suis tombé chez un caviste sur une bouteille de Francis Coppola. Quoique le prix de ce Cabernet-Sauvignon californien fût assez élevé, je n’ai pas hésité une seconde, pour la dégustation, pour la curiosité mais aussi pour la blague : me voici co-producteur de Megalopolis, ah-ah, tchin-tchin !
Hier soir, ma qualité de mécène au coude levé n’ayant pas été reconnue au point de me valoir une invitation à une projection privée, j’ai payé ma place de cinéma, et je l’ai enfin vu de mes yeux, ce Megalopolis qu’on attend depuis 40 ans.
Je m’en faisais une joie, car l’opiniâtreté est une vertu artistique que je loue au-dessus de presque toutes (40 ans, mazette !), et parce que la première scène, offerte en guise de bande-annonce, m’avait ébloui.
Eh, ben.
Quel pinard d’aigreur.
Un bouquet prometteur et long en bouche sans doute, mais il pique très vite et il n’est pas commode à digérer, il m’a travaillé toute la nuit.
Foin de métaphore oenologique, autant l’avouer explicitement : je n’ai pas compris de quoi parlait ce film, à part de l’hubris de son auteur mis en abyme.
Je ne serai capable ni de le résumer, ni d’avancer une hypothèse quant à sa signification. Je doute du reste que les acteurs en sachent plus long que moi et quant à Coppola lui-même, je ne mettrais pas ma tête à couper.
Certes, quelques images sont splendides (d’autres font long feu et révèlent une esthétique pubarde un peu datée), certaines scènes sont fulgurantes et de pur cinéma, c’est-à-dire des visions d’une profonde poésie rétinienne (oh la la ces statues qui s’affaissent), et nombreuses sont celles qui, à la même hauteur que le prologue, auraient pu tenir lieu d’alléchante bande-annonce…
Le problème est peut-être là, l’oeuvre manque plus qu’elle n’est manquée, la promesse n’est pas tenue : les personnages sont si nébuleux (et encore ! nébuleux seulement si on leur fait crédit d’être un peu plus complexes que les lieux communs qu’ils arborent en façade : l’architecte est forcément un génie incompris, le maire forcément un corrompu mais sentimental, et la fille bof c’est juste une fille), l’histoire est si décousue, les images même magnifiques sont si fugitives et sans conséquence sur la suite du récit, le film enfin est si incohérent, écrit et raturé sans doute dans le désordre, au fil de l’inspiration du génie plénipotentiaire, que la succession de tous ces moments, fussent-ils époustouflants, ne parvient jamais à créer un tout, on dirait une mise bout-à-bout de séduisantes bandes-annonces d’un film qui n’existe pas.
Mon espoir était de retrouver le flamboyant lyrisme et l’âpreté de mes films préférés de Coppola. Las ! J’ai ressenti en lieu et place la même perplexité que face à celui de ses films que j’aime le moins, Coup de coeur (One from the Heart, 1984), qui était déjà un caprice ruineux, une longue catastrophe boursoufflée, une expérience inconséquente et tape-à-l’oeil – je me souviens d’une formule définitive de Serge Daney pour qualifier ce film-ci, qui pourrait être recyclée pour ce film-là : « C’est Au théâtre ce soir filmé par la NASA » soit des moyens pharaoniques qui forment autant qu’ils dissimulent un machin lourdaud, clichetonneux et aussi vite ringard que moderne. La montagne, et la souris.
Pire encore que du Coppola : la grandiloquence kitsch de Megalopolis m’a évoqué du Baz Luhrmann, en moins divertissant.
Moi qui ai quelquefois donné dans l’auto-édition dans le but de me dispenser d’éditeur et de rester fidèle à ma vision, j’en tire une leçon subsidiaire sur l’orgueil, et un avertissement. Coppola s’est passé de grand studio hollywoodien et de producteur, pour n’en faire qu’à sa tête… Lorsqu’on regarde le résultat les yeux dans les yeux, on se dit qu’avoir un interlocuteur, du genre qui te dit ça c’est bien ça c’est pas bien, se révèle parfois salutaire.
Tel quel, aucun producteur n’a voulu s’impliquer dans Megalopolis et peut-être que ce n’est pas une injustice.
En revanche et par comparaison, le Cabernet-Sauvignon de Coppola était tout-à-fait acceptable, très tenu et structuré.
« Roméo + Juliette » de Baz Luhrmann c’est encore VACHEMENT MIEUX que « Mégalopolis »…
Suite au message laissé ici par l’honorable gentleman Christophe Sacchettini, notre échange s’est poursuivi sur les rézos. Je le copicolle au cas où ça intéresserait quelqu’un.
Tof
Ce qui me chiffonne avec ce film, ça n’est pas tant son aspect kitsch et démesuré (on a déjà vu aussi gratiné dans le genre), mais le sentiment que si on avait demandé à une IA « sors-nous le nec + ultra du film grotesque, boursouflé et shakespearien à deux sous la tonne » c’est ça qu’elle aurait pondu. Et ça, c’est nouveau.
Moi
C’est vrai, comme avec une IA, des images sont indéniablement créées mais l’intention derrière est introuvable. Paradoxe très intéressant : à l’apogée de la toute-puissance de l’auteur, l’auteur disparaît.
Tof
Par ailleurs, tu dis souvent du mal de Coup de coeur mais moi j’aime Coup de coeur parce que j’aime bien les paradoxes, surtout au cinéma, et je trouve intéressant de filmer une histoire d’amour banale avec les mêmes moyens qu’Apocalypse now (dont je ne me rappelle pas une image à part la chevauchée des hélicoptères et le gros plan de la gueule de Brando). Il y a de la poésie qui arrive là-dedans.
Moi
Ah mais dans Mégalopolis aussi de la poésie déboule, mais dans quel état ? Selon moi, un état incommunicable, autiste. Et quant à notre différence d’appréciation de Coup de coeur, je crois que l’âge où nous l’avons vu joue un grand rôle. L’eussè-je vu à sa sortie, en salle, peut-être en aurais-je été retourné (et puis Nastassja Kinski, hein). Apocalypse Now, c’est autre chose. Je l’ai vu jeune, puis moins jeune, puis encore moins jeune, puis presque vieux, puis vieux, je crois l’avoir vu autant de fois qu’il en existe de versions (ce n’est pas peu dire) et il m’a touché à chaque coup, m’a dit des choses différentes à chaque fois, son côte work-in-progress perpétuel me fascine contrairement au côté simplement inabouti (pourtant voisin) de Coup de coeur et de Mégalopolis ! Peut-être qu’une différence essentielle est qu’Apocalypse Now se tient (en équilibre instable) sur la trame du roman de Conrad tandis que dans les deux autres l’imaginaire de Coppola tourne seulement sur lui-même, à vide.
Tof
Ah oui, c’est vrai qu’à sa sortie, on s’est tous pris Nastassja Kinski dans la tronche. On avait raté Tess, mais pour Coup de coeur, c’était le bon âge, et avec La lune dans le caniveau l’année suivante et Paris, Texas encore l’année d’après ça nous a retournés comme des crêpes.