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Cartes Post-Arles

Je prends la pose à Arles, devant un décor de cinéma : Atlantic Bar de Fanny Molins. Dommage que le troquet soit fermé, mais ledit film m’avait prévenu.

1) C’est aujourd’hui même, paraît-il, que nous célébrons le bicentenaire de l’invention de la photographie, puisque le 16 septembre 1824, le jour où incidemment décède le roi Louis XVIII, Nicéphore Niépce écrit à son frère : “ À l’aide du perfectionnement de mes procédés, je suis parvenu à obtenir un point de vue tel que je pouvais le désirer, et que je n’osais guère pourtant m’en flatter, parce que jusqu’ici, je n’avais eu que des résultats fort incomplets. Ce point de vue a été pris de ta chambre du côté du Gras […] L’image des objets s’y trouve représentée avec une netteté, une fidélité étonnantes, jusque dans ses moindres détails, et avec leurs nuances les plus délicates.” (Toutefois l’expérience de Niépce sera plus concluante en 1827 donc nous aurons d’autres occasions de fêter l’anniversaire…)

Je célèbre ces 200 ans d’images en séjournant quelques jours, comme chaque année, en Arles, capitale mondiale du déclic, pour les Rencontres photographiques. Joie scopique, orgie rétinienne où je prends la température, sinon du monde, au moins de sa représentation. Quelle grande tendance ? L’an dernier, en 2023, j’en avais rapporté des questions sur le genre, et sur mon propre état de travesti… Alors, cette année ?


2) Si j’en crois la presse, la tendance lourde 2024 est le Japon. Je veux bien. Certes les Nippons sont très présents, et pas seulement les marques d’appareils photographiques. Mais pour ma part, pardon de casser l’ambiance, parmi les expos d’Arles 24 ce qui me saute aux yeux et on ne saurait mieux dire, c’est la guerre. L’inquiétant fil rouge est, je le crains, belliqueux : ce sont des nouvelles du front que je ramène.

La guerre était partout (ou alors je l’ai vue partout, il ne faut pas sous-estimer l’oeil interne qui n’a rien à envier à l’oreille interne) dans les images qui ont le plus sûrement imprimé ma chambre noire intime.
Plus précisément, la préparation à la guerre plutôt que la guerre.
La répétition générale.
Le virtuel qui imprègne tellement le réel qu’il finit par le préméditer. (À force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver.)
Le spectacle de la guerre : le théâtre des opérations.
Le simulacre de guerre, qui est à la fois un jeu d’enfant (ou d’adultes dangereusement infantiles) et un avertissement premier-degré raide-sérieux, un modèle réduit aujourd’hui et un entraînement à l’authentique guerre demain. D’ailleurs, anagramme amusante : Arles est le minuscule = Seul sent le simulacre.

Au moins cinq expositions, comptant parmi mes favorites du cru, participent de ce jeu sérieux :

  • Citoyens modèles de Debbie Cornwall, sans doute l’installation la plus saisissante, se consacre aux modalités par lesquelles les USA jouent à la guerre : centres d’entraînement de l’armée avec jeux de rôles grandeur nature, dioramas historiques dans les musées, rassemblements déguisés de militants pro-trump, et montages d’extraits hollywoodiens : le soft power est explicitement pousse-au-crime, prépare les nerfs des nerds. S’il n’y avait pas ici de cartels, le spectateurs serait démuni, incapable de savoir si ce qu’il voit est pour de vrai ou pour de faux et ce doute-là est une puissante théorie de l’image, en actes, sans un mot.
  • Fashion Army de Matthieu Nicol déploie de mystérieuses archives déclassifiées de l’armée US, lancinant défilé de mode d’uniformes militaires pour toutes circonstances, du plus relax au plus contraint, du désert torride à l’hiver nucléaire. Le sourire ou l’air crispé des mannequins créent un décalage qui prête à rire – mais d’un rire jaune et nerveux.
  • Échos de Stephen Dock. Dock, ex-reporter de guerre, a retravaillé ses archives de conflits couverts dans six pays distincts : Syrie, Jordanie, Irak, Liban, Lesbos (Grèce) et Macédoine. Il les mélange sans contextualisation, et ce que nous avons sous les yeux est un pays en plus, abstrait et pourtant terriblement présent, générique mais immédiatement identifiable : le pays de la Guerre elle-même. Extrêmement troublant.
  • Au sein de la foisonnante expo fleuve et collective Quand les images apprennent à parler, je retiens (outre les géniaux portraits sur le long terme de Hans-Peter Feldmann et de Nicholas Nixon), au chapitre de la thématique turlupinante du jeu-de-guerre-qui-prépare-à-la-guerre, la série Ayer vi a un niño jugando [Hier j’ai vu un enfant jouer] de Luc Chessex où des enfants hilares s’amusent à se tirer dessus avec des jouets.
  • Enfin, la formidable expo autobiographique-géopolitique Beirutopia de Randa Mirza ajoute une couche d’ambiguïté avec un cas pratique de mise en scène ironique de la guerre, de la guerre/après-guerre/avant-guerre, en l’occurence celle du Liban, guerre d’hier et d’aujourd’hui et de toujours.

3) Carte postale alternative d’Arles, parce que dans la vie il n’y a pas que le sabre, il y a aussi le goupillon :
Le dogme chrétien de la Trinité (le dieu « unique » se révèle, tout compte fait, composé de trois entités distinctes qui chacune le contient entièrement : le Père, le Fils, le Saint-Esprit) est ce que l’on appelle un « mystère » .
C’est-à-dire une aberration inaccessible à la raison, qu’il ne faut pas chercher à comprendre ou à discuter, et qui ne peut être révélée à l’esprit que par la grâce. Ou, à la rigueur, pour les malheureux sans-grâce, par quelques années d’études en théologie.
Cette si mystérieuse trinité, qui, au passage fait bien marrer les musulmans (« Vous osez vous qualifier de monothéistes avec un pareil panthéon ? Et vos saints, d’ailleurs, on en parle ? Vous priez qui, déjà, quand vous avez perdu vos clefs ? » ), gagnera pourtant, comme tant d’autres obscures notions pieusement métaphysiques, à s’inscrire dans une iconographie limpide qui ne demande qu’à trouver place dans les églises afin d’oeuvrer à la vulgarisation de la foi auprès des masses.
C’est ainsi que nous pouvons actuellement admirer, en la chapelle de la Charité d’Arles, une exposition du photographe et athlète luxembourgeois Michel Medinger, dont l’une des installations illustre et éclaire définitivement cette si étrange trinité qui n’est qu’une seule chose :

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