Sauter pour une imprimante
Depuis au moins trois décennies, j’aime, j’admire et je cite (ici ou ailleurs), Jean-Christophe Menu.
Menu est « inspirant », pour employer un vocabulaire de millenial. Je ne saurais sous-estimer l’influence de son oeuvre d’auteur, de dessinateur, d’éditeur, d’agitateur, de fouteur de merde en réseau.
Toujours peu connu du grand public, il est en quelque sorte l’équivalent de ce qu’est en musique le Velvet Underground (Brian Eno a déclaré à propos du premier album du Velvet : « Seules 500 personnes l’ont acheté, mais chacune d’elles a ensuite fondé un groupe »).
Or Menu a subi la semaine dernière une très grave crise qui a failli lui faire traverser en coupe le fil du rasoir.
Tous ses amis, moi compris, se sont alarmés et lui ont témoigné leur soutien.
En réponse, il vient de publier un long post, sorte de compte-rendu depuis l’enfer. Je me permets de copier-coller ci-dessous ce texte, que j’estime capital, d’utilité publique.
Au moment de lancer son dernier livre en tant qu’éditeur (« Le Copirit », réédition d’une oeuvre de jeunesse de Jean-Claude Forest) Menu est parti en cacahouète pour une imprimante. Une fois la crise passée, il a remonté le fil afin de comprendre de quoi cette imprimante était le symptôme et la métonymie.
Quiconque, comme moi, fait des livres (ou autre chose, après tout), se retrouvera dans ce témoignage éclairant : la joie de créer se brise sur le mur du réel, pour des raisons qu’il décortique lucidement.
Mais au-delà de ce cercle de créateurs, son texte parle de tout un chacun puisqu’il signale les deux dangers propres à l’époque : la loi du plus fort capitaliste en guise de fond, la numérisation universelle en guise de forme. Pile et face de la déshumanisation en cours. Non, le second n’est pas un « progrès » mais bien le bras armé du premier, déshumanisant, détruisant la relation humaine pour la réduire à la pure consommation individualiste et décervelée.
En outre, dernière considération politique, le terrible constat « Il n’y a plus de moyen terme entre l’industrie et l’underground » résonne comme un sinistre écho, appliqué à la sphère culturelle, du phénomène planifié de disparition de la classe moyenne.
« Attention gros post plein de texte.
Chères et chers ici, je suis vraiment très touché de vos mots, de vos appels, de vos encouragements. Franchement je ne m’attendais pas à tant de signes, je ne savais pas que je comptais pour autant de monde, je ne vais pas en tirer de la fierté, mais je ne vais pas nier que ça m’a fait énormément de bien, que ça m’a sauvé peut-être. Ces réseaux peuvent avoir du bon…
Merci à ceusses de la vraie vie, les virtuels ici dont j’ai entendu pour la première fois la voix, les proches, les moins proches. Le burn-out peut arriver à n’importe quel moment.
Comment on arrive au burn-out ? Il y a des signes avant-coureurs bien sûr. De plus en plus de crises d’angoisses, quand on a tant de mal à s’adapter à la technologie comme moi. L’appli sncf ? Pétage de plombs. Une lettre de l’Urssaf ? Pétage de plombs. Super-U ? Crise d’angoisse. J’estime que le tout-numérique administratif fait des ravages sur les hypersensibles dans mon genre, c’est de la mise en danger institutionnalisée. Un des signes parmi d’autres de la déliquescence générale. Tout devoir faire avec des robots. Quelle mauvaise SF.
Donc c’est l’été, on met un peu tout en sommeil, même si on ne bouge pas, après tout on habite dans un chouette endroit et on se plaint plutôt du sur-tourisme là où je suis. Et puis il y a un gros anniversaire. Un chiffre que quelque part je suis étonné d’atteindre. Et je suis ravi d’avoir mes 3 filles, pour la 1e fois ensemble depuis leur enfance, car oui, toute ma vie a été bien compliquée, et même si le moment est merveilleux, beaucoup de choses difficiles remontent à la surface. Et puis je bois beaucoup évidemment. Et en fait « ça va aller », ben non. Les causalités, les valises de merde qui se transmettent de génération en génération, qui trouvent leurs sources dans une guerre ou un abus, les secrets de placard dans toutes les familles, c’est épuisant et ça ne s’arrêtera jamais.
Et puis il faut se remettre à bosser. En fait, aller vers l’ordi est une torture. Déjà, tout est obsoléte dans mon installation pourrie. Un vrai gag, mais c’est comme ça. Et donc, c’est un minable problème d’imprimante qui engendre le Pétage de plombs. J’ai là par terre la pile de Copirit, les emballages pour les journalistes, il faut que j’imprime le communiqué de presse, l’imprimante ne veut pas marcher, et c’est la goutte d’eau, et je me tape la tête contre une porte en hurlant et les pompiers arrivent. Et une fois à l’hôpital, au bout de 2 h sans voir personne, je pars par la fenêtre et je monte à pied vers la ville. J’étais au rez-de-chaussée je précise, pour pas faire le héros. J’ai attendu que les ambulanciers dehors aient fini leurs clopes et que les couloirs soient vides. Simple. J’ai la faiblesse de penser que je connais mieux mon problème qu’autrui. J’ai tort, mais la perspective de me faire perfuser avec dieu sait quoi alors que j’ai autre chose à foutre a été déterminante. Mon amie Laurence qui m’a récupéré a été cash : « je t’écoute une heure, c’est moi qui décide si je te ramène chez toi ou à l’hosto ». Ce qui est grand car elle ne voulait pas que je me remette en danger ou mette Laura en danger. Elle me ramène (merci Laurence), il y a les gendarmes bien sûr, plus tard le Samu. Bon. Il ne m’a manqué que les palotins du père Ubu.
Je regarde les paquets à faire. On en est où de ce système ? Envoyer des SP [services de presse], à des gens qui sont payés pour ça, tandis qu’on fait tout bénévolement ? Frayer avec des tocards qui ont une colonne à remplir pour vendre 3 bouquins ? C’est ça la vie ? Devenir hypocrite à 60 ans, intégrer ce système tout naze au péril de sa santé, pour faire tourner un système totalement merdique alors que mon vœu le plus sincère est qu’il disparaisse ? Où sont mes principes révolutionnaires d’antan ?
Faire des livres c’est magique. C’est pour ça que j’ai rempilé. Mais oui, c’est de l’industrie qui participe aux malheurs de la planète. Un imprimeur, c’est des machinistes qui tournent, ce sont des artisans, des ouvriers. Nos états d’âme d’artistes, ils connaissent pas et c’est tant mieux. Par contre ils aiment le travail bien fait, et c’est là où on communie. Voir les « belles feuilles » sortir des presses, c’est un des meilleurs moments du monde. Et ça se passe avec des « vrais gens ». Ça aussi c’est beau. Alors pourquoi tout part en couilles ? Trop d’industrie, trop de production, trop d’offre et souvent merdique, à tous les niveaux. Le livre n’échappe pas à la règle, c’est du Naf-Naf culturel. Tout le processus est beau, et puis à la fin ça s’apparente à une marée de plastique dans les océans. Je me suis toujours identifié à Bertrand Labévue à qui on essaye de changer les idées en bagnole, et il revient encore plus déprimé qu’avant parce qu’il a vu des hérissons écrasés.
Tout ce qu’il y a à côté de l’Edition, la distrib, les fichiers excel, les fiches Onyx de mes couilles pour faire plaisir à la Fnac et à Amazon, la presse, tout ça c’est de l’industrie et du capitalisme, dont tu dépends malgré toi. C’est l’essence de tout travail tu me diras, mais je peux pas m’y faire. Surtout de plus en plus bureaucratique à tout niveaux. C’est un système exsangue, de la merde qui te fais péter les plombs. Comme le reste, comme la politique, ça tourne en rond en essayant de sauver les apparences, mais l’enjeu a disparu, il ne reste que le système. Tout vide.
Surtout quand ta boîte est basée sur le bénévolat. Je me plains pas, je claque un héritage en refaisant des livres, ça me plaît, c’est mon choix, et j’ai honte d’avoir ce luxe mais au moins je fais ce que j’ai toujours aimé. J’ai essayé la diffusion en direct avec la Munothèque : on arrive au point mort plus rapidement, les sous arrivent de suite, on parle avec les acheteurs, c’est beaucoup plus sympa et clair. Mais c’est plus de travail de tout faire. Et puis arrive un moment où tu as peur de harceler les gens. Je le vois bien qu’on est trop nombreux à essayer de fourguer sa came. Qui peut se payer tout, aider tout le monde ? Personne. Et rentrer dans des statégies « ma merde est meilleure que ta merde » je peux pas.
Plus de risques de pétages de plomb aussi car le cerveau ne gère pas tant de métiers différents. Faire tous les festivals ? J’ai plus l’énergie. Le système, même avec des distributeurs nés dans la mouvance indépendante, est un gros système industriel, tous basés sur les mêmes méga-data, Électre mes couilles, Fnac mon cul. En vertu de quoi on devrait faire plaisir à la Fnac ? Ils font quelque chose pour nous ? Quand je pense qu’avec l’Asso on avait réussi à imposer la vente ferme aux Fnac. C’était il y a longtemps. il n’y a plus de moyen terme entre l’industrie et l’underground. Il y a eu une bataille de perdue, mais elle a été perdue à tous niveaux. Et tout seul c’est juste pas possible.
Et qui s’intéresse aux livres et pour combien de temps ? Nous devenons une secte et elle ne va pas se renouveler. Je pense à Fahrenheit 451 et à THX 1138 tout le temps. Mais je dois avouer que les gendarmes d’hier étaient gentils. C’était pas la Gestapo. ça pourrait le devenir. Y’a eu ça aussi, le mois de juin et ses menaces, on a préféré vite oublier, il faut se souvenir qu’un chef d’état complètement cinglé a fichu la merde dans la tête de 60 millions de personnes, qu’il continue, au mépris de toute démocratie, et que ça ne peut pas rester impuni. Sans parler du reste, de Gaza. S’il y a encore des gens dans mes contacts à penser qu’Israël ne fait pas un génocide à Gaza, merci de vous en aller. Et discrètement. Car on est tributaire de tout, un truc pareil est en filigrane pour tout le monde, la planète est un corps comme le nôtre, on voit l’éxéma, on voit la gangrène. Ce que subit la planète je l’ai toujours vécu dans mon corps. Et c’est pas nouveau, gamin on me foutait devant la télé, c’était la guerre au Liban, la famine au Bangladesh, et je me demandais bien pourquoi on me donnait ça à savoir puisque je ne pouvais rien faire. N’étais-je pas un enfant ? Pourquoi on montre les horreurs des adultes aux enfants ? Pourquoi à la télé il n’y avait pas Franquin ou Tillieux ? Bande de cons.
Désormais je ne voudrais que dessiner.
Voilà j’ai essayé de donner des indices pour vous remercier. Je ne sais pas comment je vais réagir suite à ça. Je vais devoir élaguer. Accepter d’être un vieux schnock. Probablement redisparaître des réseaux alors que c’est grâce à eux et à vous que je sors de cette crise. Enfin, je ne sais pas si je vais m’en sortir. Il faut tout réinventer. Faire des bricoles car il n’y a que les bricoles qui aient de l’importance. Mais moins.
Et pour les paquets, on attendra.
Bisous.
Jcm »
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