Le jardinier
Initials SG :
Un jour où j’étais pris
D’un spleen ignoble
Dans quelque bouquinerie
Du vieux Grenoble…
…Je farfouille et trouve dans le bac des livres défraîchis et bradés, dix francs pièce (pour donner une idée de l’époque), un exemplaire d’Evguénie Sokolov, le roman de Serge Gainsbourg. Je l’avais déjà lu, je feuillette pourtant. Et je tombe sur l’écriture de Gainsbourg. La vraie, la manuscrite. Une dédicace en page de titre, tout à fait impersonnelle, mécanique, plate, trop banale pour n’être pas vraie : « À Françoise, Gainsbourg ».
J’ai beau ne pas faire grand cas des rituels fétichistes entourant la dédicace, et les moquer dans mon bon de commande, merde, c’est Gainsbourg qui m’écrit à Françoise, je suis ému par surprise, en plus il était déjà mort (pour donner par recoupement une idée plus précise de l’instant). J’achète l’objet : dix balles pour deux lignes d’authentiques tremblements autographes, tremblements qui entrent très fort en résonance avec l’intrigue dudit roman, l’aubaine est inespérée. Il ne me resterait dès lors qu’à accomplir les démarches administratives pour changer de prénom et recevoir enfin pleinement cette dédicace. Je crois que je pourrais m’habituer à me faire appeler « Françoise », avec le temps.
Gainsbourg est à nouveau à la mode ces jours-ci ; parce qu’il a quatre-vingts ans, certes, mais surtout parce qu’il a toujours été en-deça et au-delà de la mode, subversif dans le flux. On le cite à tout propos. Ma foi, on a bien raison : une citation de Gainsbourg est propre à relever le niveau, quel que soit le contexte. Je suis bien placé pour le savoir, j’ai placé autrefois une sentence gainsboréenne en épigraphe de l’une de mes nouvelles. Ça vous a plu, hein ? Vous en voulez encore ?
Okay, je retranscris un extrait d’interview, filmée pour la télévision en septembre 1973. Gainsbourg est assis devant son piano, chez lui, rue de Verneuil. Jane Birkin traverse le fond de l’image, portant dans ses bras une enfant de deux ans. Le journaliste en change brusquement de sujet.
« Vous avez décidé d’avoir un enfant, une fille… Est-ce que vous aviez des idées précises sur l’enfance qu’elle aurait ?
– Non, aucune. Ça… ça pousse… Ça sera une fleur, ou une mauvaise herbe, je ne sais pas. Enfin, heu, bon… Je vais la tailler, un peu. Je suis un bon jardinier, je crois ».
Pour ma part, j’ai deux filles. Je jardine, un peu, mais surtout je regarde pousser. Quelle plus belle image de « l’éducation » ?
Bonsoir Françoise,
Alors voici encore un plaisir en commun : après Céline, Gainsbourg. J’avoue une faiblesse toute particulière pour sa production première jusqu’à ses disques reggae. Après, j’ai un peu décroché, hésitant entre attirance et désintéret pour le personnage qu’il était devenu. Enfin, j’aurais probablement franchi le pas moi aussi bien que ne me prénommant pas Françoise non plus et me moquant gentiment des dédicacces, même si j’apprécie d’en avoir une sur mon exemplaire de L’échoppe enténébrée. Ceci étant dit, j’aime assez son image du jardinier-éducateur, étant moi-même papa d’un garçon et d’une fille et mon emploi consistant à m’occuper de deux petits garçons : j’ai intérêt à avoir de bons outils, bien entretenus !