La vérité est morte. Ressuscitera-t-elle ?
Cela n’était pas prémédité mais je deviens doucement un expert de Francisco de Goya. Je mange Goya matin midi et soir, par force je suis rendu un peu Goya moi-même : je prépare la création du spectacle Goya, Monstres et Merveilles, le dimanche 18 septembre à Sassenage (venez nombreux), Christine Antoine au violon, Bernard Commandeur au piano et aux arrangements, moi tout en voix et en vidéoprojecteur.
Jusque là j’avais vu quelques reproductions, le Tres de Mayo en cours d’histoire au collège, j’avais vu les Fantômes de Goya de Forman, je savais en gros. Je savais que Goya c’était bien. Je ne savais rien. Goya, c’est très bien. Très fort. Splendide. Affreux. Satiriste et impressionniste. Flatteur et impitoyable. Opportuniste et dangereux. Abusé et désabusé. Témoin sincère et fabuliste hanté. Désespéré et expérimental, il aspire et exhale tout l’air de son temps, puis le fabrique à l’usage des suivants, avec plusieurs coudées d’avance, révélateur comme aucun autre. Romantique avant les romantiques, surréaliste avant Breton, moderne avant tout le monde. André Malraux avait le sens de l’apostille : on sait qu’à la fin de sa très longue étude esthétique Esquisse d’une psychologie du cinéma (1939), il évacuait en une phrase lapidaire l’autre aspect de son sujet, Par ailleurs, le cinéma est une industrie. De même, son ouvrage sur Goya, Saturne, le destin, l’art et Goya (1950) s’achève sur une phrase économe, cinq mots seulement qui semblent dire Eh bien les amis pour la suite débrouillez-vous sans moi : Ensuite, commence la peinture moderne.
J’explore, j’épluche, je découvre. L’œuvre peinte est colossale, mais l’œuvre dessinée, gravée, est d’autant plus grande qu’elle est cachée, dans des livres, dans des séries. Ainsi, j’examine une à une les 82 estampes de la série Les Désastres de la Guerre (1810-1814), jamais publiée du vivant de Goya, qui rend compte du chaos de la guerre d’indépendance espagnole, un peu comme un grand reporter, un peu comme un lanceur d’alerte graphique, mais surtout comme un poète pour qui la parabole est un sport de combat.
Je m’arrête, foudroyé, dans la contemplation des estampes 79 et 80, que Goya considérait comme les dernières de la série (les numéros 81 et 82 ayant été ajoutés après coup par le compilateur), terrible conclusion en diptyque, ni plus ni moins une bande dessinée en deux cases, puisque l’aspect séquentiel ne fait aucun doute : Murió la Verdad puis Si resucitará ? La vérité est morte. Ressuscitera-t-elle ?
On assiste à l’enterrement d’une jeune fille, poitrine nue comme la Liberté de Delacroix, ceinte de lauriers, encore rayonnante mais déjà gisante, la Vérité. Des ecclésiastiques au premier rang, des moines et un évêque, lui délivrent les derniers sacrements ainsi que quelques coups de pelle, apparemment soulagés d’être débarrassés de cette emmerdeuse. Sont-ils ses assassins ? Sur la droite, un seul personnage la pleure, une autre allégorie, la Justice, tenant une balance en main. Dans le second dessin, une fois expédiée la cérémonie, la Vérité rayonne encore vaillamment dans la nuit mais reste morte, horizontale et sans sépulture (l’a-t-on jetée dans la fosse commune ?), entourée par une foule de gargouilles grimaçantes et saoules. L’une d’entre elle utilise un livre ouvert comme couvre-chef. La question de la résurrection posée par le titre n’a pas de réponse, mais Goya n’est sans doute pas optimiste. Nous non plus. Qu’il ait choisi les funérailles déshonorantes de la Vérité pour conclure son épopée des Désastres de la guerre fait de lui le précurseur, entre cent autres, de Rudyard Kipling qui dira un siècle plus tard La première victime de la guerre est la vérité.
Goya était proche des ilustrados, ces héritiers espagnols des Lumières françaises, dont les valeurs étaient (et sont) mises à mal par la marche du monde, les changements de régime, les guerres y compris civiles, les massacres, les tortures, les viols, les exécutions, les pantalonnades du pouvoir et les misères dans les rues, sans compter le retour de l’Inquisition, de son cortège de superstitions et de violences arbitraires. Outre la Vérité elle-même, on enterre ici tous les idéaux des Lumières et des ilustrados, le progrès, l’émancipation, l’humanisme, la connaissance, la justice, la loi… Et bien sûr la liberté, l’égalité, la fraternité.
Eussè-je connu plus tôt ces deux terribles estampes d’une actualité sans cesse renouvelée, j’en aurais fait l’illustration, l’emblème, le générique, de la grande série (car moi aussi, sans me vanter, je fais des séries) que j’ai consacrée, durant la saison 20/21, à l’archéologie de la fake news selon la littérature. Pour mémoire :
Épisode 1 : Machiavel
Épisode 2 : Jonathan Swift
Épisode 3 : Armand Robin
Épisode 4 : Mark Twain contre Adolf Hitler
Épisode 5 : Nietzsche et Pierre Bayard
Épisode 6 : Louise Labbé
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