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Tout ça n’empêche pas, Nicolas

« Le cri du peuple », Tardi, Vautrin, édition intégrale, 2021.
Édition initiale en quatre tomes, 2001-2004.

Il y a 150 ans, la Semaine Sanglante mettait un terme à un bref régime politique, la république sociale appelée Commune de Paris. La France a-t-elle été à nouveau de gauche depuis, ou bien l’hécatombe puis le Sacré-cœur lui ont-ils servi de leçon ?

Depuis plusieurs semaines je lis tout ce qui circule sur l’histoire de la Commune (pratiquement pas d’hommages officiels, peu d’échos médiatiques, à part chez les gauchistes genre Là-bas si j’y suis qui relaie les formidables causeries d’Henri Guillemin)…

La Commune est cette expérience de deux mois et dix jours qui a malgré la guerre sans trêve énormément inventé (la laïcité 35 ans avant la loi de séparation de l’Église et de l’État… l’école gratuite et obligatoire 10 ans avant Ferry… la gratuité des loyers en temps de crise 75 ans avant l’inscription du droit au logement dans le droit français… le salaire minimum envisagé 80 ans avant l’invention du SMIG… les élus sommés de rendre des comptes des décennies avant les refrains sur la transparence ou la démocratie participative… l’autogestion dans les entreprises un siècle avant mai 68… l’autonomie locale anti-jacobine 110 ans avant la décentralisation… l’émancipation des femmes et l’égalité des sexes une éternité avant tout le monde…) puis qui a été éventrée et noyée dans son sang par une guerre civile aussi abominable et dégueulasse que n’importe quelle guerre civile. Peut-être même un peu plus dégueulasse, puisque survenant dans la foulée d’une guerre traditionnelle, entre états, guerre perdue par la France, ce qui autorise à interpréter les massacres de Paris en tant que match retour : l’ignoble armée française, humiliée par sa déculottée face aux Prussiens, se venge sur le peuple parisien. Voyez, elle l’a gagnée, la guerre, finalement, elle a sauvé la République. Bilan selon les derniers décomptes : 877 morts dans le camp Versaillais, entre 5 700 et 7 400 morts dans le camp communard, certains historiens parlent même de 20 000 morts durant la semaine sanglante, mais ceux-là sont manifestement de parti pris, et puis les charniers entassant les cadavres de façon trop désordonnée pour apporter davantage de précision.

En chemin une révélation m’éblouit : je constate que quasiment tout ce que je sais de la Commune, je l’ai appris par des lectures personnelles (Vallès bien sûr, Vautrin, Tardi, Hugo, Louise Michel, Gustave Courbet…). Ou, un peu, par des chansons transmises le long d’une tradition familiale – je me souviens du 33 tours La Commune en chantant, qui traînait chez mes parents et se terminait par Le Temps des cerises (je ne comprenais d’ailleurs pas ce que cette chanson pop, parlant d’amour et de mélancolie venait foutre ici, qu’avait-elle donc d’historique ou de politique ? Bien plus tard, je m’en souviendrai en citant cette chanson dans les Giètes, car une fois la maturité acquise j’aurai compris qu’après l’histoire et la politique demeurent l’amour et la mélancolie). En tout état de cause je ne me souviens pas avoir entendu un traitre mot à propos de la Commune lors de mon long cursus scolaire et universitaire. Cette lacune est, en soi, une trahison des valeurs de la Commune, qui ne croyait en rien davantage qu’en l’éducation.

L’extravagante amnésie de ces semaines où l’armée Française a exécuté des Français qui tentaient de changer le monde et la vie publique est un tabou, extraordinairement louche… Imaginons, en outrant à peine la comparaison, que les élèves espagnols n’abordent jamais la période 1936-1939, les Anglais la période 1642-1651, les Américains la période 1861-1865, ou les habitants de toute la péninsule balkanique la période 1991-2002.

Les domaines sont pourtant innombrables où la Commune a servi de prototype et de laboratoire, et pourrait continuer de nous dispenser leçons et avertissements. Ses fugaces victoires énumérées trois paragraphes plus haut, son martyre atroce, mais également ses flagrants échecs : ses tiraillements internes, la fatale impossibilité de l’union de la gauche, vouée à la faillite… En 1871 comme au XXIe siècle dès que la gauche a le pouvoir elle se fragmente en on-ne-sait combien de factions qui se détestent et se foutent sur la gueule. Tandis qu’en face l’union de la droite est très facile à établir sur une communauté d’intérêts économiques – à l’époque de la Commune : la collusion entre conservateurs, arrivistes et gens de bien, bourgeois Versaillais et République des banquiers, partisans de l’ordre, des affaires et de l’Église ; à notre époque : euh, eh ben, les mêmes, rigoureusement… Aujourd’hui ils s’appellent la République en Marche.

Finalement ma question contenait sa propre réponse : pourquoi oublie-t-on la Commune ? Eh bien, parce que depuis lors les Versaillais ont, globalement, conservé le pouvoir sans partage, et répriment toujours les prétentions démocratiques du peuple à participer au pouvoir. Quand on voit la police éborgner les Gilets jaunes, quand on voit l’arrogance et le képi du préfet Lallement, on ne peut s’empêcher de penser à l’armée d’Adolphe Thiers chargeant les fédérés, l’objectif et la méthode sont les mêmes : remettre manu militari le peuple à sa place, l’infantiliser. Que le peuple ne soit jamais adulte. Laissez-nous faire, nous sommes des professionnels, nous savons mieux que vous ce qui est bon pour vous. Ce qui est bon pour vous : nos profits. Mais si, je vous assure, nos profits sont bons pour vous, grâce à un phénomène magique tout-à-fait intéressant, qui s’appelle le ruissellement. Un peu comme quand vous pissez contre un mur, vous y en a comprendre ou vous y en a vouloir un flashball dans l’oeil ?

Pardon, je m’égare.

Victor Hugo, en ce temps-là homme politique autant qu’écrivain, n’a pas été communard mais pour autant a été moins odieux que bien d’autres littérateurs vomissant la Commune, y compris parmi des réputés progressistes comme George Sand ou Émile Zola (je ne mentionne même pas Flaubert puisqu’il n’a jamais revendiqué son appartenance au camp progressiste, sceptique qu’il était envers le suffrage universel). Hugo a écrit en pleine épuration des fédérés, pendant qu’on les envoyait en Nouvelle Calédonie, que tout communard en fuite pourrait frapper à sa porte, et trouver un refuge chez lui. Grande classe, Victor Hugo. Il a eu, une fois encore, le génie de la formule et de la rhétorique contradictoire : « La Commune est une bonne chose mal faite. » (lettre d’Hugo de juillet 1871 citée par Robert Badinter ici) Il trouve aussi des mots grandioses pour évoquer l’une des grandes héroïnes de la Commune : Louise Michel, la Viro Major (plus grande qu’un homme). Hugo s’incline, il a trouvé son maître, et pas seulement sa maîtresse. Louise Michel est aussi digne que lui d’entrer au Panthéon, sauf que nous attendons toujours.

Quatre citations fondamentales :

La question des femmes est, surtout à l’heure actuelle, inséparable de la question de l’humanité. (…)
Si l’égalité entre les deux sexes était reconnue, ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine. En attendant, la femme est toujours, comme le disait le vieux Molière, le potage de l’homme. Le sexe fort descend jusqu’à flatter l’autre en le qualifiant de beau sexe. Il y a fichtre longtemps que nous avons fait justice de cette force-là, et nous sommes pas mal de révoltées.
Mémoires de Louise Michel, 1886

Je suis ambitieuse pour l’humanité ; moi je voudrais que tout le monde fût artiste, assez poète pour que la vanité humaine disparût.
Plaidoirie, audience du 22 juin 1883

Elle [la Commune] est en réalité depuis toujours, sous tous les noms que prend la révolte, à travers les âges, cette union des spoliés contre les spoliateurs ; mais à certaines époques telles que 71 et maintenant, elle frémit davantage devant des crimes plus grands, ou peut-être, il est l’heure de briser un anneau de la longue chaîne d’esclavage.
(La Commune, édition La Découverte, 2015)

Si un pouvoir quelconque pouvait faire quelque chose, c’était bien la Commune composée d’hommes d’intelligence, de courage, d’une incroyable honnêteté et qui avaient donné d’incontestables preuves de dévouement et d’énergie. Le pouvoir les annihila, ne leur laissant plus d’implacable volonté que pour le sacrifice. C’est que le pouvoir est maudit et c’est pour cela que je suis anarchiste.
(id.)

Le pouvoir est maudit. Ce dernier aphorisme est sublime, il parle de politique, donc de vous, de moi, de 1871, de 2021.

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