Le livre que vous ne lirez pas cet été sur la plage
Les livres du Fond du tiroir, « pour tout le monde et pour personne », sont discrets, mais cependant débusquables… Si l’on est persévérant, on finit par trouver quelqu’un au bout du fil… Ces livres nés de la cuisse du tiroir ne sont pas un mythe, ils sont en vente, et en conséquence ils sont même vendus, oh pas beaucoup… La crise, partout-partout… Mais enfin, si peu que ce soit, la possibilité d’une transaction commerciale suffit pour que leur destin public soit enclenché… Pour que leur vie de produit soit avérée… C’était encore trop… Je me disais qu’il y avait moyen de faire mieux. Pousser plus loin le bouchon, exacerber l’éclipse, la dissimulation au paroxysme, le geste encore plus gratuit et encore plus sublime…
Eh bien, voilà qui est fait.
Mon dixième livre vient de paraître. Sauf que ce verbe ne convient pas. Mon dixième livre vient de ne pas paraître.
Il s’intitule Reconnaissances de dettes, et il est publié par les éditions du Pur hasard, qui n’existent pas. En quatrième de couverture, un code-barre, un ISBN, un prix (15 euros), une adresse web (www.purhasard.fr), une mention de dépôt légal… Respect : tout ceci est pure fiction. Pourtant le livre est bel et bien là, entre mes mains, je peux l’ouvrir, le lire… Lire un livre qui n’existe pas, quelle étrange, et vertigineuse, et borgésienne expérience.
De la même façon strictement qu’avec mes neuf précédents, je suis fou de joie en le sortant du paquet, ah de quoi rire tout seul, ah j’ai fait ça, je l’empoigne, le feuillette, redécouvre mon texte mis en forme… Et de la même façon toujours, je tombe fatalement sur une page, une phrase, un mot, où ma bouche se pince, zut, scorie, je n’aurais pas dû laisser passer, il a manqué une ultime couche de correction… Oh, je connais fort bien les symptômes… Ici, ils sont à blanc. Puisque ce « livre » n’est que pour moi.
Voilà toute l’histoire. En janvier dernier, je reçois ce mail :
Bonjour,
Je suis étudiante en troisième année d’édition au pôle « métiers du livre » de Saint Cloud, et je suis à la recherche d’un texte, ou plus exactement d' »écrits personnels » pour un projet éditorial qui consiste à éditer un texte (qui n’a jamais fait l’objet d’une publication) dans le cadre de mes études. Je recherche donc un roman personnel, une auto fiction, un journal, une autobiographie, un carnet de bord, des poèmes, recueils de chansons etc., en définitive, tout ce qui s’attache à ce sujet d’écriture de l’intime (je suis très ouverte quant à la forme de ces écrits pourvu qu’ils m’intéressent) en vue de les travailler, de les mettre en page et d’en imprimer un ou plusieurs exemplaires.
Ayant particulièrement apprécié TS, je me demandais si vous auriez ce type d’écrit et, le cas échéant, si vous seriez d’accord pour me les « prêter », me les soumettre.
Il est évident que cela ne représente pas une vraie publication et que le travail d’auteur ne sera pas rémunéré (le travail abouti de sortira pas de l’université, il s’agit juste d’un exercice, il n’est en aucun cas question de violer les droits d’auteur).
Si mon projet retenait votre attention, n’hésitez pas à me contacter pour de plus amples informations.
Cordialement
Marion Hameury
Je réponds immédiatement : ah oui, bien sûr, très volontiers, j’ai ce qu’il vous faut. Je vous confie un texte intime et délicat, important extrêmement pour moi, dense, méticuleux et foisonnant, rédigé petit à petit sur une longue période (1998-2002), du temps où j’écrivais mais où personne ne me prenait pour un écrivain, ce qui évitait tout malentendu… Un projet vital à un moment donné, « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur » (Jean-Jacques – pour lire la citation entière c’est par ici), par bien des points la matrice de tout ce que j’ai pu écrire par la suite, publié ou non – Opus dix ? Plutôt Opus Zéro… et je ne souhaite absolument pas voir cette somme publiée, MÊME, c’est dire, au Fond du Tiroir. L’objet s’intitule Reconnaissances de dettes. Faites-en bon usage.
Elle en a fait bon usage. Aucune nouvelle pendant cinq mois… Enfin, un nouveau mail :
Je reviens vers vous maintenant que le projet est imprimé.
Nous vous avons réservé un exemplaire, aussi, si vous vouliez bien me donner votre adresse postale, je pourrais vous l’envoyer afin que vous puissiez voir notre travail, qui est en définitive le résultat du vôtre.
Je profite de ce mail pour vous dire combien il a été intéressant et enrichissant de travailler sur vos textes, Reconnaissances de dettes et Journal de tournée, ce que nous comptons mettre en avant lors de notre soutenance (durant laquelle nous expliquerons à nos professeurs les raisons de nos choix éditoriaux).
Je vous remercie de la confiance que vous nous avez accordée en nous confiant vos manuscrits et soyez certain que nous avons veillé à ce qu’ils ne sortent pas du cadre de notre cours d’édition.
Cordialement,
Marion Hameury
Je vous reprends là où j’en étais : devant ma boîte aux lettres, je sors le volume du paquet… Le travail éditorial est soigné, le graphisme de la couverture pertinent (une vieille caisse enregistreuse greffée sur une machine à écrire)… For my eyes only. Je suis content. Comme je ne suis pas chien (ou alors, allez savoir, parce que je suis chien spécialement vicelard, soucieux de parfaire la frustration), je vous recopie la quatrième de couve de ce livre que vous ne lirez pas :
On ne meurt pas de dettes, on meurt de ne plus pouvoir en faire.
Louis-Ferdinand Céline
À la manière du Je me souviens de George Perec, Fabrice Vigne compose un inventaire de 100 dettes, emprunts ou empreintes, autant de facettes de son existence que l’auteur explore à travers ce jeu oulipien. Il existe en effet un point commun entre Barbe-Bleue, Hemingway, le jazz, et le vol d’un stylo : tous on laissé une trace dans sa vie, et sont les créanciers de sa personnalité.
Une partie en trois manches dont la dernière s’étiole pour finalement s’interrompre en cours de jeu.
Fabrice Vigne est né en 1969 dans l’Isère. Proclamé « auteur jeunesse » suite à la publication de son premier roman, TS, il aime jouer sur l’ambiguïté des catégories et brouiller les pistes, n’hésitant pas à s’aventurer hors des sentiers battus de la littérature conventionnelle et linéaire. Il est le fondateur d’une structure d’auto-édition, le Fond du Tiroir.
Moi qui, généralement, préfère avoir la main sur les quat’ de couv’, je trouve celle-ci plutôt bien torchée, et je souhaite à Marion de décrocher une bonne note à son examen, puis une longue carrière dans le monde de l’édition, milieu fort difficile où il convient de s’endurcir le cuir (cf. cet article rédigé par le Syndicat Interprofessionnel de la Presse et des Médias, SIPM). Bonne chance à elle !
Et surtout, grand merci. Je suis ravi, comblé. Mon dixième livre n’est que pour moi. Je ne manquerai pas, désormais, de mentionner ce titre introuvable chaque fois que l’on me réclamera ma bibliographie, riant sous cape à l’idée que quelqu’un, quelque part, peut-être, essaiera de dénicher cet Opus X fantôme. Où diable cette passion de l’occulte va-t-elle me mener ?
Bon ! Cette fois il n’y a plus moyen de faire mieux. Pour qu’un livre existe encore moins, il faudrait ne le point écrire, et je ne me résous tout de même pas à cette extrémité. Je retourne au boulot, requinqué. J’ai un livre à écrire. Qui, si tout se passe bien, paraîtra. C’est bien aussi (moue et haussement d’épaules).
Une petite réserve, toutefois. J’avais confié à la demoiselle deux textes, tous deux intimes, mais très différents dans leur nature, en lui demandant de choisir… Elle a choisi de ne pas choisir, et à composé le volume en accolant les deux textes. Je ne suis pas certain de la pertinence. Les Reconnaissances de dettes étaient un projet spécial, très spécifique formellement, alors que le Journal de tournée était d’une teneur plus classique, et aussi plus brut, sans lecteur en ligne de mire, par conséquent sans le souci d’expliquer les références personnelles. Ainsi, je découvre, en le relisant aujourd’hui, la phrase « Je suis le chat qui fait baw-waw » sans le moindre commentaire de texte, donc rigoureusement incompréhensible. Je m’amuse à souligner, à l’attention de personne, que, cette explication manquante, je l’ai donnée des années plus tard, dans un des premiers articles du blog. Décidément, mes références ne changent pas tellement, avec les ans. Mon goût est fait. Pour cette constatation, intime s’il en est, merci encore, Marion.
Ah, mais vous êtes un vicieux M. Vigne ! Vous nous mettez l’eau à la bouche, et puis, plus rien ! Pas moyen de lire ce livre ? Quel pied avez-vous dû prendre à nous décrire par le menu cette expérience, sachant que nous ne pourrions la suivre que de loin ! Quelle frustration vous faites naître en nous.
Allez, nous nous en remettrons puisque vous vous êtes attelé à la tâche d’écrire un nouvel opus. Bon courage donc, et au plaisir cette fois prochaine de vous lire.
Passionnant ! Que dis-je ? Fascinant !
Je suis décidément comblé, plus comblé encore, je déborde. Je n’écris pas seulement des livres qui n’existent pas… Pour faire bonne mesure, mes lecteurs non plus n’existent pas. Le Fond du Tiroir est l’un des sites préférés d’une jeune fille nommée Violette Orlach, ainsi qu’elle le mentionne sur son blog : http://violetteorlach.blogspot.com/ Or, la jeune Violette est un personnage fictif, un membre du quatuor « Blue Cerise » animé par quatre auteurs (chez Milan)… Être lu par une fille imaginaire, quel sublime hommage, et quel délicat plaisir ! Je t’embrasse, Violette ! (et je te remercie, Cécile)