Matière et Couleur
De passage à Strasbourg pour presque la première fois de ma vie (si j’exclus l’époque de mon service militaire durant laquelle il m’arrivait d’attendre, mélancolique, des trains pour l’Allemagne au départ de la gare locale), je me précipite comme aimanté au Musée Tomi-Ungerer.
Je m’y baigne avec joie dans les oeuvres d’Ungerer mais aussi dans celles d’un autre strasbourgeois honoré par une expo temporaire : Blutch.
Blutch, comme nombre de mes autres dessinateurs préférés (Baudoin, Moebius, Crumb, Konture, Ungerer himself), est un « pur dessinateur » , par là je veux dire que chez lui le dessin est une fin en soi. Chaque dessin est intéressant à regarder, comme on l’imagine avoir été intéressant à composer, parce que chaque trait nouveau, à la fois très savant et très ignorant, remet instantanément tous les compteurs à zéro, avec lui une aventure à part entière commence. Chaque dessin porte sa nécessité, sa justification, et raconte sa propre histoire. Ces dessinateurs-là sont souvent des improvisateurs, qui confient au dessin le soin d’inventer la narration. Je me souviens avec émerveillement de certains dessins dans des livres de Blutch (des portraits de femmes, souvent) alors que je n’ai plus la moindre idée de ce que ces livres racontaient. Au fond, ce qu’ils racontaient, c’était l’histoire de dessins nouveaux.
La dernière fois que j’ai visité une expo consacrée à un dessinateur, c’était en février, Riad Sattouf à Beaubourg, or Sattouf appartient à une autre catégorie de dessinateurs, du reste tout aussi estimable : chez lui le dessin vient en second, au service de l’histoire qu’il a à raconter. Je range dans cette catégorie quelques autres de mes dessinateurs préférés (Tardi, Will Eisner), c’est dire si je ne discrimine en rien ces dessinateurs au style stable, sans cesse affiné quoique pas réinventé tous les quatre matins.
Je sors du Musée Ungerer la tête débordante de traits et d’images. Marchant sur le trottoir de Strasbourg sans le voir puisque nourri de mon paysage intérieur enrichi, je m’arrête au soleil, lève la tête pour faire couler, et songe que cette distinction entre les dessinateurs purs et les raconteurs d’histoires qui dessinent pourrait se transposer dans d’autres champs artistiques. On pourrait distinguer les musiciens qui composent et les musiciens qui improvisent par exemple, les comédiens qui se contentent d’être eux-mêmes (et c’est parfois gigantesque) et les caméléons de la composition. Et en littérature, ça donnerait quoi ?
Brutalement je repense, pour la première fois depuis une éternité, à l’un de mes ex-éditeurs, Philippe Castells, avec qui j’ai fait deux livres, Voulez-vous effacer-archiver ces messages ? et La Mèche. Castells s’est révélé un drôle de loustic, margoulin mégalomane, chelou charismatique, n’empêche qu’il était un éditeur de talent parce qu’il se faisait une certaine idée de la littérature : il avait conçu sa maison d’édition sur deux jambes, deux piliers, deux collections.
La collection « Matière » pour les purs écrivains, la collection « Couleurs » pour les raconteurs. Castells se passionnait pour les uns comme pour pour les autres. Il a arnaqué tout le monde, à parts égales et non sans admiration.
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