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Janelle Monáe s’habille en vagin

Récidive ! J’ai de nouveau écrit un long article pour Bmol, le blog des discothécaires de Grenoble. Puisque l’été approche, j’adopte la même stratégie putaclique que la presse papier en perdition, je parle ici de sexe.

Plus précisément, je parle du sexe de Janelle Monáe, de celui de Björk, de celui de Camille, et un peu de celui de Colette Renard et Jeanne Cherhal. Mais c’est elles qui ont commencé.


Janelle Monáe, Dirty Computer, 2018

Après une pause de cinq ans marquée par quelques rôles au cinéma (MoonlightLes Figures de l’ombre…), Janelle Monáe délivre en 2018 son 4e album, Dirty Computer, qui pousse plus avant ses expériences en électro-funk conceptuelle. L’album bénéficie de la diffusion d’un film de même titre et de même durée que l’album, sur le modèle de Lemonadede Beyoncé, sorte de super-clip qui enfile les chansons comme des perles tout en racontant semble-t-il une seule et même histoire. Ce qui n’empêche pas de découper le monolithe en singles, à commencer par l’épatant Make me feel.

Tube imparable, Make me feel sonne comme du Prince (pour rafraîchir sa mémoire, comparer, et se faire du bien parce qu’il n’y a pas de mal, on réécoutera Kiss), et pour cause : Miss Monáe se pose en dauphine princière et assure que le kid en pourpre lui a donné un coup de main juste avant de passer l’arme à gauche.

Conformément à une tradition vieille comme le funk, de quoi parle cette chanson ? De sexe, bien entendu. L’autre single remarquable, Pynk, comprenant un featuring de la chanteuse canadienne Grimes, est encore plus explicite puisqu’il ne parle pas de sexe, mais DU sexe. Du sexe féminin. Oui, l’organe, là, sous la jupe.

Pynk est un hymne entraînant quoique très obscène à la gloire de la couleur rose, et, en fin de compte, à la gloire des femmes. Voyez comme, dans ce clip fou, Janelle et ses danseuses assument joyeusement leur chorégraphie déguisées en vagins. Pussy power !

Sorte de parangon du dandy féminin/féministe, voire icône queer attrape-tout LGBT, Janelle Monáe est capable de porter n’importe quoi avec une classe suprême, et là, le n’importe quoi, on y est. Ces évocateurs frous-frous n’ont pourtant rien de vulgaire, et pourraient même devenir une mode : suite à une forte demande, Janelle s’apprêterait à commercialiser ces pantalons-vagins

Du reste, est-ce si provocateur, si inédit, si neuf et disruptif ? On trouverait sans mal des antécédents fort anciens à ces tourbillons métaphoriques de grandes lèvres, telles les robes des danseuses de cancan ou surtout la danse serpentine, que Loïe Fuller, autre icône de la liberté féminine, a créé en 1892, soit au temps de nos arrières-arrières-arrières-grands-mères :

(Comment ? Vous connaissiez la danse de Loïe Fuller, vous la trouviez très jolie mais n’aviez jusqu’à ce jour jamais songé qu’elle pouvait se lire comme une métaphore génitale ? Dites tout de suite que j’ai l’esprit mal tourné !)

Les paroles de Pynk, à présent. Pour le bénéfice des non-anglophones, je m’essaie à la traduction des trois refrains, qui se transforment comme par magie en un gracieux et pimpant poème érotique de six strophes :

Roz, comme l’intérieur de ton… chérie,
Roz, derrière toutes les portes… c’est fou
Roz, comme la langue qui descend… peut-être
Roz, comme l’éden retrouvé

Roz, quand tu rougis en-dedans… chérie
Roz est la vérité que tu ne peux cacher… peut-être
Roz, comme les replis de ton cerveau… c’est fou
Roz, comme quand on perd la tête

Roz, comme tes lèvres autour de… peut-être
Roz, comme la peau d’en-dessous… chérie
Roz, comme l’intérieur le plus profond… c’est fou
Roz, au-delà de la forêt et des cuisses

Roz, comme le secret que tu caches… peut-être
Roz, comme la ligne sur ta paupière… chérie
Roz, là où tout à son origine… c’est fou
Roz, comme les trous de ton cœur

Roz, comme l’intérieur de toi… chérie (nous sommes toutes roses)
Roz, comme les murs et les portes… peut-être (tout au fond, nous sommes toutes roses)
Roz, comme tes doigts en moi… peut-être
Roz est la vérité que tu ne peux cacher

Roz, comme ta langue qui tourne… chérie
Roz, comme le soleil qui descend… peut-être
Roz, comme les trous dans ton cœur… chérie
Roz, est mon morceau de choix.

De quoi rosir, pour le coup. Cette chanson (en plus d’être funky à souhait) est non seulement très féministe, mais très anti-raciste, aussi. Car clamer « nous sommes toutes roses à l’intérieur » revient à dire « nous avons toutes le sang rouge », nous avons tous un corps à peu près semblable, au-delà de nos oripeaux comme disait Nougaro, que l’on ait la peau noire, blanche, beige, jaune, rouge, verte.

Et c’est ainsi que mimer le vagin devient un geste humaniste. Attention, lecteurs ! Ici commence la partie sociologique de cette chronique musicale.

Car Janelle Monae n’est pas la seule chanteuse à se déguiser en sexe. Björk, multirécidiviste, arborait un vagin sur la poitrine pour la pochette de Vulnicura (2015) puis sur le visage pour celle d’Utopia (2017). Tout récemment (Festival We Love Green, Paris, 3 juin 2018), elle donnait un concert devant un gros rocher-vagin qui lui tenait lieu de décor :

Troisième exemple, un peu moins littéral, donc un peu plus poétique, d’évocation du sexe féminin par une chanteuse : Camille, dont Youtube a jugé inconvenant pour les mineurs le magnifique clip Fontaine de lait, qui évoque autant l’allaitement que la femme-fontaine :

Si trois chanteuses, presque simultanément, miment, chorégraphient ou mettent en scène l’organe génital féminin, nous ne sommes plus en présence d’un fait isolé, d’un accident, mais carrément d’un fait social, une statistique, une revendication, une manif, une émeute.

Car comme le dit Lino Ventura, « Un barbu c’est un barbu, trois barbus c’est des barbouzes. » Comment, vous ne voyez pas le rapport ? Il faut donc tout vous expliquer ? Autrefois, je parle d’avant la manie de l’épilation, « barbu » était l’un des petits mots argotiques qui désignaient le sexe féminin… Passons.

Le vagin s’affiche, et nous pouvons tenter de l’expliquer sociologiquement. le corps féminin est au centre de nombreux discours politiques contemporains (avez-vous vu The Handmaid’s tale ou pas encore ?), et le vagin est, en somme, la métonymie du corps féminin. Notre époque paradoxale est l’époque #metoo, l’époque balance-ton-porc, l’époque post-Weinstein, post-Tariq-Ramadan, et même déjà post-le-Président-des-Etats-Unis-choppe-les-femmes-par-la-chatte. Et la musique pop, comme toujours vecteur d’affirmations politiques, concentre l’esprit de son temps. Les copines de Janelle qui dansent en faisant virevolter leur pantalon bouffant nous font violence, nous mettent sous le nez ce qu’on ne veut pas voir (et pourquoi ne veut-on pas le voir ? c’est un autre sujet, mais selon Pascal Quignard, ce serait parce qu’on ne saurait regarder en face l’origine du monde, tout simplement), elles l’assument, le revendiquent, en sont fières, incitent à cesser de le considérer et de l’intérioriser comme partie honteuse. Elles rappellent que les femmes ont un sexe, et nous font réaliser en le disant à notre tour que ce n’est pas un truisme, mais un tabou qui tombe.

Voilà qui n’est pas sans évoquer un geste que faisaient les militantes du MLF dans les années 70. Témoin cette photo prise par Irène Bouaziz lors d’une manif, le 5 mars 1977 :

Respect aux Femen des années 2000, mais comme ces dernières ne paradaient que seins nus, elles peuvent aller se rhabiller, si j’ose dire.

De la même façon que le véganisme est un excès du XXIe s. qui répond à un excès du XXe s. (le dogme alimentaire qui posait en toute circonstance l’équation un repas = une viande), la tendance née sous nos yeux et sur Youtube d’exhiber le vagin en plein clip est sans doute un excès… Mais à quel excès antérieur et inverse réplique-t-il, à quelle omniprésence d’attributs et substituts phalliques dans les représentations culturelles (tiens d’ailleurs et rien que ça, pourquoi continuer à appeler une chanson qui marche un tube) ? Répondons à cette question et nous aurons fait un pas dans le siècle.

Bonus spécial « les femmes chantent des obscénités avec classe »

Bonus 1 : Une chanson classique et indémodable de Colette Renard (1963)…

Bonus 2 : … Indémodable certes, mais remise toutefois au goût du jour par Jeanne Cherhal 50 ans plus tard.

Bonus 3 : Janelle Monáe cite apparemment la danse serpentine de Loïe Fuller que je me permets d’interpréter comme une pure métaphore vulvaire – or la chanson la plus explicitement sexuelle de Vanessa Paradis, Dès qu’je te vois, duo avec M qui fourmille d’allitérations en « sex », reproduit dans son clip les danses de Loïe Fuller, eh bien comme n’importe quel paranoïaque je suis persuadé que ça n’est pas pour rien car tout se tient !

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