D’un Charlie l’autre
Il paraît que sort ces jours-ci un film intitulé Gaston Lagaffe. Pas besoin de lire les critiques (catastrophiques) pour manquer d’envie d’aller le voir.
André Franquin a créé un personnage aussi drôle, aussi riche, aussi génial, a priori aussi éternel, que le Charlot que créa Charlie Chaplin. Charlot et Gaston ont ceci en commun d’être sociologiquement et économiquement enfants de leur époque : l’un est un vagabond jeté à la rue par l’immigration, la misère, et la crise de 1929 (même s’il est le héros de courts métrages dès 1915), l’autre est un freak des 30 glorieuses, énergumène poète et anarchiste qu’une grande entreprise ne se résout pas à virer car l’époque jouit alors du plein emploi, allez, on se le garde le trublion même si on ne sait pas au juste pourquoi, bienveillance faisant de Gaston une sorte de 1% culturel à lui tout seul, un luxe daté. Pour envisager la pertinence d’un film Gaston Lagaffe en 2018, demandons-nous également quel intérêt aurait cette même année un remake de Charlot ? Et pour formuler la question de façon encore plus absurde en jouant sur la symétrie, quel intérêt aurait en 2018 une adaptation en bandes dessinées de Charlot ?
Lisons Franquin, regardons Chaplin, puisque par chance ils sont toujours à portée d’œil et de main, et si nous sortons au cinéma allons voir un film contenant quelques idées originales, car il y en a.
Mais puisque nous parlons de rire et de Charlie (Chaplin), rappelons une nouvelle fois que l’autre Charlie, celui dont le nom de famille est Hebdo, vit toujours, vaille que vaille, même si depuis 2017 il est revenu à une situation « normale » : il est un journal satirique déficitaire (forcément, avec ses frais de protection et de blindage). Dans l’un des derniers numéros, j’ai bien ri en lisant le dessin de Félix reproduit ci-dessus. Puis je me suis interrogé sur mon propre rire.
Ce dessin mixe selon une méthode habituelle à Charlie deux informations distinctes (une grande/une petite, une proche/une lointaine, une immédiate/une décontextualisée… effet de disproportion propre à réordonner la hiérarchie dans le flux continu de l’actualité). En l’occurrence, il feint de s’en prendre à Bertrand Cantat, de fait mal reçu lors de son concert à la Belle Électrique, salle grenobloise, mais s’en prend en réalité aux Grenoblois réputés revêches. Je ne suis pas Bertrand Cantat, mais je suis Grenoblois, donc j’appartiens à l’une des deux cibles qui pourraient légitimement perdre leur sang froid, se sentir choquées, indignées, outrées par l’affront, je pourrais, je ne sais pas, lancer une pétition en ligne ou injurier et menacer Charlie sur les réseaux sociaux en traitant les caricaturistes de sales racistes anti-Grenoblois, d’intolérants, d’ignorants, d’irresponsables, parce que eh oh il y a des choses avec lesquelles on ne doit pas plaisanter, la liberté d’expression s’arrête là où l’on commence à froisser autrui alors ne t’avise pas d’insulter mon identité de Grenoblois, c’est comme si tu insultais ma mère, va plutôt baiser la tienne, au prochain attentat compte pas sur moi pour être Charlie tu l’as bien cherché faudra pas chougner fdp.
Sauf que pas du tout : ce dessin me fait rire. Son humour est justement dans son outrance, je trouve désopilante cette tronche de requin furieux censée figurer le visage ordinaire du Grenoblois idéal-type sous son bonnet. Drôle aussi, et avant tout, parce qu’intelligente, cultivée, référencée, misant sur la connivence. En effet, le sel de son humour repose sur l’expression du XVIIIe siècle la conduite de Grenoble et la blague ne saurait être comprise que d’un lecteur détenant cette clef, tiens, Stendhal par exemple, je suis sûr que ça l’aurait fait marrer – c’est dire si l’humour Charlie est exigeant. On relira avec profit l’exégèse de Luz sur le fonctionnement du dessin satirique et au besoin on le punaisera dans tous les lieux publics.
Question parallèle : pourquoi le slogan ambigu et encombrant « Je suis Charlie » a-t-il connu une pareille fortune dès le 7 janvier 2015 au soir ? Pourquoi tout le monde (moi compris) s’y est si rapidement et facilement identifié ? Non parce que l’époque serait Charlie (elle a prouvé le contraire entre temps), mais parce qu’elle est prompte à la revendication identitaire. Or ce slogan constitue, pronom personnel première personne plus verbe être, une revendication identitaire à lui tout seul, une « identité » prêt-à-porter. Qu’il ait engendré autant de répliques sur le même modèle syntaxique au sein d’une interminable parodie de débat (« Je suis musulman », « je suis Paris », « je suis Aylan », « je suis royingha », « je suis Grenoblois » etc.) est le signal d’une crise identitaire généralisée, individualisme insane, superficiel mais violent, moi je moi je, j’existe en cache-misère. Si nous étions, nous n’aurions pas à ce point besoin d’affirmer que nous sommes. À une classe de collège qui me demandait si « j’étais Charlie », j’avais répondu que ce slogan m’emmerdait et que je préférais lire Charlie plutôt que de me prétendre quoi que ce soit, d’une manière générale lire rend moins con, s’affirmer ceci ou cela, c’est moins sûr.
Je continue de lire Charlie, comme je le fais depuis 25 ans. Charlie a publié cette semaine un hors-série : Profs, les sacrifiés de la laïcité. Il y a là toujours de quoi rire (Vuillemin est un prince) mais il y a de quoi lire, de quoi réfléchir, de quoi s’inquiéter. Qui à part Charlie mène le combat pour la laïcité, contre les petites revendications identitaires religieuses explosives, l’ami imaginaire en bandoulière ? Pas grand monde. Pas le Président de la République, occupé présentement à flatter les évêques.
J’avais lu : « Des dents d’Italien » (celui qui sait qu’il aura de l’amour et du vin …)
Tu manques de respect à mon identité italienne ou quoi ?
(Précision : Hervé fait allusion à la légende de l’illustration qui n’apparaît que si on roule dessus en souris.)
Dites « Alien » !