Que le spectacle
Les suites du livre sans fin, seconde partie.
Au fil des quelques 300 fragments constituant l’ouvrage intitulé Reconnaissances de dettes, il est souvent question de cinéma. Quoi de plus normal, étant donné ce que mon éducation psychologique, intellectuelle, poétique, affective doit au cinéma : les films vus à 6 ans, à 11 ans, à 14 ans, à 18 ans, à 25 ans, à 40 ans, et leurs effets. Les films de 1895 ou du XXIe siècle. Les films revus dans les intervalles. Les films jamais vus et persistant dans l’imagination. Longtemps ai-je cherché sur grand écran, ou trouvé sans les chercher, les images qui révéleraient le sens du monde, ou le mien, et je crois presque mystiquement à la révélation rituelle qui consiste à s’asseoir dans le noir pour voir ce qui fut vu pour moi par un autre (le cinéaste).
L’exercice des Reconnaissances de Dettes (1998-2016) était bien parti pour ne jamais connaître de fin, l’empilement étant son principe même, sa méthode. Je n’ai jamais cessé ni d’écrire ni de me souvenir, sauf accident je ne cesserai pas de sitôt. Cependant, la publication a joué son rôle, transformant ce texte infini en livre fini. Je continue à m’asseoir dans le noir (un tout petit peu moins, cependant), à reconnaître et à devoir, tant pis pour les fragments tombés de la pile, les reconnaissances absentes du volume, en retard. En voici une : feuille volante, souvenir bonus de cinéma.
Je dois à Que le spectacle commence (Bob Fosse, 1979), vu vers l’âge de 12 ans, quelques images clefs, utiles pour le reste de ma vie.
D’abord, une figure de femme. Celle, fantasmatique, de Jessica Lange la bien-nommée, blanche et auréolée, visage aimable de la Mort, Ankou femelle et sexué qui s’en vient si paisiblement, si aimablement, flirter et bavarder avec le protagoniste déjà dans le coma mais désirant encore. Ce portrait de la Mort en femme fatale, raffinée, portant voilette et froufrous plutôt qu’une cape noire qui pue et une faux qui rouille, allumant l’homme en train de s’éteindre, l’emportant sans impatience, mais avec bienveillance, indulgence et sensualité, m’est reprojetée sur l’écran intérieur du crâne toutes les fois que, pour raison médicale, lors d’une quelconque opération, prise ou don de sang, je me retrouve allongé, affaibli, impuissant, perdant en douceur mes moyens et remettant tout entier mon sort entre les mains d’une infirmière, habillée de blanc, qui s’affaire avec lenteur, me parle, et revient vers moi en souriant d’en haut.
Mais surtout, j’ai conservé par-devers moi la scène leitmotiv de routine matinale, au cours de laquelle le personnage principal, incarné par Roy Scheider, rentre dans sa salle de bains chiffonné de sommeil mais déjà mégot aux lèvres, et accomplit un inaltérable rituel de régénération : il glisse dans le lecteur la cassette audio du Concerto alla Rustica en sol majeur de Vivaldi, appuie sur play, avale quelques amphétamines en guise de petit dèj, prend sa douche, soulève ses paupières d’une main et de l’autre laisse couler quelques gouttes de collyre sur ses orbites, se peigne, et enfin s’examine dans le miroir pour vérifier qu’il n’est pas plus moche qu’hier. Alors il se sourit, écarte les doigts des deux mains et s’exclame, haussant le cœur et le sourcil : « Que le spectacle commence ! »
Cette scène maintes fois plagiée et parodiée, par des vidéastes re-cutters ou par ce bon Saul Goodman en personne, met en scène à la perfection l’énergie forcée que nous déployons coûte que coûte pour nous mettre en route au réveil (sans l’aide d’amphètes pour la plupart d’entre nous, qui nous contentons généralement d’une gélule de vitamines), mais aussi la concentration et le soin de soi anticipant le spectacle qui débutera dès le pas suivant, dès que nous nous extrairons de notre salle de bain pour nous élancer vers la scène et le public, ces deux-là entendus littéralement (les soirs de première) aussi bien que métaphoriquement (la rue, les gens). La vie, quoi. Souvent, à cette heure-là, quand je suis assuré de ma renaissance pour quelques heures, je lance à mon reflet un encourageant « Que le spectacle commence », y compris depuis que je sais qu’en VO l’incantation est « it’s Showtime, folks ! »
Si je parle aujourd’hui de ce film, c’est que je viens de le revoir. Ouh, eh ben, on a tous les deux vieilli. L’est pas très beau, en fait. Le cinéma des années 70 tout cracra, débraillé, mal coiffé, exultant ou avachi, suant (gros plans et zoom sur des visages luisants) a son charme, mais il se teinte ici d’un glamour antinomique, façon beurre plus argent du beurre : comme pour préparer le changement de décennie (le film date de 1979), l’anti-héros morbide seventies se fait également héros envié et adulé de tous. Je postule que c’est dans l’écriture du protagoniste, pourtant (ou justement) autoportrait de Bob Fosse, que le scénario pèche : ce personnage de chorégraphe n’est pas si intéressant que ça. Trépidant, exaspérant, narcissique, génial par décret sans qu’on sache très bien la nature de son génie, il ne dépassera jamais son schéma initial (tout le monde l’admire, mais il a une faille, il a peur de mourir). L’empathie réelle que l’on éprouve pour lui se dissout peu à peu durant son interminable agonie, soit dans la dernière demi-heure du film.
Bon, la révision de mon jugement n’a pas la moindre importance. D’abord parce que j’aurais dû m’attendre à l’ambivalence : cette époque et son cinéma m’ont faits, je les aime et les déteste à la fois, comme il est pointé dans le paragraphe II,73 de Reconnaissances de dettes. Ensuite parce que c’est du film vu à 12 ans, et non de celui revu la semaine dernière que je voulais parler. C’est à lui que je dois.
Le jour démarre. Le même qu’hier mais différent. It’s showtime, folks !
Oui mais alors, le film de la semaine dernière, il forme le vieillard de 80 ans que tu seras ?!
Bon, c’est pas tout ça, mais je sais pas si j’ai envie de voir « All that jazz » maintenant, c’est malin…