Cloaque
Je lis beaucoup la presse en ligne.
Aujourd’hui, je lis la dernière chronique de Noël Mamère sur Rue89, qui dresse le bilan calamiteux des trois ans de pouvoir de Hollande. J’y vois une énumération terrible, précise et exacte. Pas de quoi se réjouir, mais au moins de quoi penser.
En revanche, dans la foulée j’ai le malheur de lire les commentaires laissés par les internautes au pied de l’article… Je suis à nouveau estomaqué par cette « République des commentaires fielleux » qui émerge sous n’importe quel papier de n’importe quel site d’info. De la haine anonyme, du mépris sectaire, de la suffisance compulsive, des objections irascibles, des raccourcis aigres, des quolibets, des « petites phrases », des « clash » des « buzz » des « tacles »… Et zéro arguments. Je crains que ces commentaires ne reflètent l’état d’esprit (inquiétant) des Français davantage que l’article de Mamère lui-même. Et dire que Rue89 a été fondé sur le projet participatif d’une mythique info à trois voix, Rédaction/Spécialistes/Internautes eux-mêmes, « qui participent à la vie de Rue89 par leur commentaires mais aussi en soumettant des articles, des liens vers d’autres sites, des photos et des vidéos »… La troisième voix pue de la gueule.
Il y a 45 ans, François Truffaut disait « Les Français ont tous deux métiers : le leur, et critique de cinéma. » Il semble que leur second métier soit devenu critique de l’actualité, commentateur acerbe du monde. Le phénomène de ces caniveaux-commentaires pré-fascistes me révulse et me fascine, je crois même qu’il me passionne (j’y fais une allusion dans l’un des chapitres Fatale Spirale, celui sur les trolls), et pas seulement parce que j’ai pu, à l’occasion, en être moi-même la cible.
Ce cloaque est digne de notre époque, il est la déclinaison accessible à chaque citoyen du modèle dominant de traitement ultra-contemporain de l’actualité : à l’heure où l’information n’a jamais été aussi abondante et accessible, on (s’)informe à coups de vacherie en 140 signes plutôt que d’enquête d’investigation, à coups de talk-shows matches-de-catch où l’infotainment prévaut (on retiendra de l’actu, pour recyclage dans le zapping ou dans les navrantes pages politiques d’Orange par exemple, que tel people a rabroué tel autre people), à coups d’avis péremptoires balancés dans la mêlée depuis on-ne-sait-où (je suis conscient que, rédigeant un blog où je me crois autorisé à exprimer des avis que personne ne m’a réclamés, je participe de ce brouhaha).
Les débordements sont sans nombre, surtout dans le cas d’une actualité elle-même conflictuelle (un exemple ici). Libération, journal par ailleurs en pleine crise d’identité (papier ou tout web ou brasserie-traiteur-salon-de-massage ?), qui s’est doté d’une charte prudente sur la modération des commentaires, a signalé que certains sites américains, confrontés comme de bien entendu à ces débordements avec une longueur d’avance sur nous, ne donnent tout simplement plus la parole à ses lecteurs. La censure 2.0 est-elle de mise ? Et pourtant, depuis le premier amendement, la liberté de parole est sacrée là-bas plus encore qu’ici…
Reste que de ces souterrains de l’autoroute de l’information je m’extirpe toujours lessivé, et démoralisé. À chaque fois, je me dis « Il ne faut plus les lire ! » Mais à l’encontre de mes résolutions je retourne tremper, bien fait pour moi, dans ces flots d’agressivité et de sarcasmes à courte vue, d’insultes, d’intolérance, de « bons mots » sidérants de violence, qui polluent systématiquement les articles d’opinion (ou même d’analyse) dans toute la presse en ligne. « L’esprit français » (la saillie voltairienne, disons), « la démocratie participative », la « liberté d’expression » pour laquelle paraît-il nous avons massivement marché le 11 janvier… sont ici tragiquement dénaturés. Au service de qui, au juste ?
Cette hargne démocratique est-elle représentative de l’opinion réelle, du Français moyen, des « idées » de mon pays ? J’espère que non, sinon nous traversons une grave crise civique ET intellectuelle… Est-elle, alors, le seul fait de « minorités agissantes » ? Voire d’officines, de mercenaires appointés ou de bénévoles militants, bossant pour le compte de quelques groupuscules extrémistes (le FN ? voire pire, les Soraliens, Dieudonnistes etc) dont le métier, semblable à celui des agences de publicité qui truffent les sites de commerce en ligne de faux avis de consommateurs, consisterait à pourrir sciemment le débat politique, à nous exciter comme à coups de banderilles ? J’envisage cela, et je me dis que je frise la paranoïa…
Bien d’accord avec toi, mon bon. Les « commentaires » dont tu parles sont en particulier devenus les tomates pourries qu’on aplatit à la gueule de tout un chacun qu’on a pour mission de haïr plus que son voisin. Je n’en veux pour exemple que le cas Philippe Val. Voilà un type qui il y a 30 ans écrivait « les socialistes sont cons. Pour pas être accusés de faire la chasse aux sorcières, ils font l’élevage des morpions » (parlant de Jacques Martin). Aujourd’hui, le voilà à boire des coups avec Sarkozy (qui a fauché la femme dudit) et à faire profession de dire du mal de tout ce qui est à sa gauche, où, par un étrange effet de déplacement générationnel, on peut mettre de plus en plus de monde. Ca peut se résumer comme ça, en réalité.
Sauf que non, car si l’on s’en tient aux marges de la presse en ligne, Val est aussi un traître abominable qui, avant d’en arriver là, s’est fait les dents sur un journal sans défense qu’il a mis à la botte des Américains, puis s’en est tiré à temps après avoir viré un humoriste ; sa traîtrise ayant été récompensée par un poste à l’abri duquel il s’est empressé de virer 2 autres humoristes avant de dresser contre lui toute une rédaction. Aujourd’hui il donne des leçons à tout le monde alors qu’il a bien de la chance d’avoir échappé à un massacre dont il est lui-même quasi responsable. Il s’est trompé sur bien des choses, brûle aujourd’hui ce qu’il a adoré hier (Bourdieu en tête). Même Plantu le dessine en nazi. Son tort suprême : avoir donné un tremplin à Caroline Fourest, cette hystérique islamophobe. Du côté des grands anciens : Choron l’a éconduit (pour rester poli), il est fâché à mort avec Delfeil de Ton, même Cavanna regrettait de lui avoir fait confiance. (Ne parlons pas de Siné Mensuel qui s’en voudrait de rester un mois sans dire des vacheries sur lui.) Bref, le voilà rendu responsable de la peste, du choléra, et de la disparition du Père Noël.
Il y a sans doute bien des choses à dire sur son parcours. Tout ça lui vaut d’être depuis bien longtemps insulté, haï, honni, traîné dans la merde du Net comme pas un homme de droite ne l’a été. Insultes, mensonges, approximations, arguments de fond de bistrot, fiel, ragots, méchancetés, tout y passe. Rien ne tient quand on le confronte aux faits. Et je ne parle ici que de ce que je lis dans les égouts de Médiapart… putain, ce que ça doit être ailleurs ! Et pourtant, comme il le dit lui-même, « je n’ai pas vendu de beurre aux Allemands ». Il y a pourtant un Philippe Val que tout le monde oublie, le vrai, celui que j’évoque sans tristesse : celui qui, pendant 17 ans, a laissé semer sa zone sur presque une demi-page un Siné qui n’était jamais resté aussi longtemps dans un journal sans en claquer la porte…celui qui m’a fait rire pendant 10 ans et appris à réfléchir et à formuler une pensée pendant 10 autres. Pas l’étron dépeint par les justiciers du net, dont les Martiens qui liront ça dans 100 ans penseront qu’à côté de lui Hitler était un rigolo.