Le prophète se caricature
Finalement je me le suis mangé, le Soumission, avalé plus que dégusté. J’ai tergiversé un peu mais il n’y avait pas de raison. J’avais lu tous les précédents, je n’allais pas boycotter ce Houellebecq-ci pour de mauvais prétextes, parce qu’il serait encore plus scandaleux, « islamophobe » (quelle connerie)… Parce qu’il serait paru un jour spécial, 7 janvier jour funeste, jour funèbre, jour fatal…
J’ai lu Soumission et, sur la plus grande part du trajet, je me suis régalé. Houellebecq est avant tout un grand auteur comique, non mais PTDR, quoi.
On est en droit de trouver son humour trop noir, sinistre et désespéré, mais moi, je lis ça, et je me bidonne tout haut :
Ma voiture démarra sans difficulté. Je n’avais aucune destination précise ; juste la sensation, très vague, que j’avais intérêt à me diriger vers le Sud-Ouest ; que, si une guerre civile devait éclater en France, elle mettrait davantage de temps à atteindre le Sud-Ouest. Je ne connaissais à vrai dire à peu près rien du Sud-Ouest, sinon que c’est une région où l’on mange du confit de canard ; et le confit de canard me paraissait peu compatible avec la guerre civile. Enfin, je pouvais me tromper.
Houellebecq est également un auteur érotique, qui continue de mêler ses obsessions sexuelles à l’économie (puisque pour lui, depuis le tout début, Extension du domaine de la lutte, la sexualité est un « marché », le marché premier et dernier. L’existence d’un être humain se résume à la valeur qu’il revêt, fatalement en déclin au fil des années, sur le « marché de la séduction sexuelle »).
On est en droit de juger ses scènes de cul complaisantes mais moi, je lis ça, et je rêve tout bas :
Le pénis passait d’une bouche à l’autre, les langues se croisaient comme se croisent les vols des hirondelles, légèrement inquiètes, dans le ciel sombre du Sud de la Seine-et-Marne, alors qu’elles s’apprêtent à quitter l’Europe pour leur pèlerinage d’hiver.
Enfin, Houellebecq est un auteur de science-fiction, qui cultive, comme il dit, le goût des hypothèses. Or l’hypothèse formulée ici (la charia imposée en France par des moyens démocratiques) est palpitante, presque crédible, et ouvre de très nombreuses réflexions politiques. Houellebecq, révoltant et génial, a le culot de parler vraiment d’ici et de maintenant (malgré la légère anticipation : nous sommes en 2022). C’est ce qui le rend déplaisant, sans aucun doute. Mais le cataloguer « symptôme » à jeter dans le même sac que Zemmour est une aberration et une paresse. Il n’est pas un symptôme, il est un écrivain, qui fictionne sur ses intuitions.
Sur le plan du style justement, les ingrédients familiers sont réunis. On retrouve sa phrase nonchalante, faite de considérations générales et acerbes sur la société contemporaine, de citations hétéroclites, de points virgules pince-sans-rire, d’italiques à usage ironique, et surtout, trait le plus caractéristique, de la juxtaposition paradoxale de termes précis (issus de registres incontestables, technique, sociologique, voire médiatique et people, puisque c’est notre socle culturel commun), et d’adverbes flous (généralement, à peu près, souvent, globalement, pratiquement, un peu, pas vraiment, au fond etc.)
C’est peut-être à cause de cette sensation de déjà-lu, et peut-être aussi parce que le postulat initial du roman, très puissant, n’est pas poussé aussi loin qu’il le pourrait, que vers la fin du livre mon enthousiasme était légèrement détumescent. Quand on a lu tous les autres Houellebecq, on se retrouve en terrain tellement connu dans la dernière partie de celui-ci qu’on a hélas l’impression de voir les ficelles. Finalement, ce n’était que du Houellebecq. C’est déjà beaucoup. Faites vous-même votre propre petit Houellebecq en suivant les étapes narratives suivantes :
* traversée désabusée et dépassionnée d’un milieu professionnel donné – cette fois : l’université, vue comme lieu des querelles de pouvoir entre des ratés et des arrivistes (Houellebecq est infiniment plus universitophobe qu’islamophobe, l’islam n’étant présenté ici que comme une opportunité de carrière et de droit de cuissage, et la polygamie une bonne affaire pour les vieux mandarins libidineux qui aiment à séduire les étudiantes) ;
* leitmotiv de la décrépitude physique et mentale, du dégoût généralisé et de l’obsession de l’inéluctable ;
* misogynie ambiguë, chagrin d’amour rationnalisé en métaphysique des corps, impossibilité des relations avec les femmes qui apportent pourtant les seuls moment de bonheur, qui seules peuvent consoler les hommes de vivre et de mourir ;
* famille explosée, branche brisée, sans tronc ni bourgeons, renoncement à la descendance, et compte de l’ascendance réglé expéditivement par enterrement d’un parent puis de l’autre ;
* longues discussions explicatives et alcoolisées avec des personnages plus savants ou plus cyniques ou plus ambitieux ou plus passionnés que le narrateur…
Non, tout compte fait, on aurait beau énumérer les pièces et morceaux, on ne pourrait pas faire Houellebecq. Les perles sans le fil. Manquerait le lien, c’est-à-dire l’auteur lui-même. Pour le citer une dernière fois, parce que Houellebecq, aussi, est un écrivain qui parle très bien de la littérature (Soumission, p.13) :
Seule la littérature peut vous permettre d’entrer en contact avec l’esprit d’un mort, de manière plus directe, plus complète et plus profonde que ne le ferait même la conversation avec un ami (…) Alors bien entendu, lorsqu’il est question de littérature, la beauté du style, la musicalité des phrases ont leur importance ; la profondeur de réflexion de l’auteur, l’originalité de ses pensées ne sont pas à dédaigner ; mais un auteur c’est avant tout un être humain, présent dans ses livres, qu’il écrive très bien ou très mal importe peu, l’essentiel est qu’il écrive et qu’il soit, effectivement, présent dans ses livres.
Tout pareil que Fabrice !
Sinon, avoir été immortalisé par le même photographe que Houellebecq, c’est la classe !
Non, franchement, je n’ai aucun mérite, regarde, être photographié par Denis Rouvre, ça peut arriver au premier venu.
Sur la photo, là, c’est plutôt Houellebarre que Houellebourg, on dirait.
Va pas fort fort le monsieur. Mais il a encore le talent de nous permettre de voir un peu différemment.