Moissonneur-batteur
Je continue, malgré le numérique, de projeter un film par quinzaine dans mon village. Je ne choisis pas la programmation. Hier soir, j’ai projeté Whiplash.
J’y allais de bon coeur, fleur au fusil… Hélas, je pense que j’étais trop bien averti, trop de monde m’en ayant dit trop de bien… J’ai détesté ce film, de tous mes viscères.
Il a certainement de nombreux mérites mais comme il m’a pris à rebrousse poil, je me suis braqué, je ne les ai pas vus, j’ai protesté une bonne partie de la séance.
C’est « bien filmé » (la dernière scène notamment est palpitante) mais le scénario est prodigieusement désagréable en plus d’être convenu : j’ai l’impression d’avoir vu cette histoire vingt fois dans des milieux qui lui étaient, à mon avis, plus naturels, l’armée ou le sport, bref ces endroits où la narration repose explicitement sur des performances à atteindre, des exploits individuels à accomplir – pas grand chose en commun avec la joie qui consiste à créer de la musique collectivement.
Ce film ne donne pas du tout envie de jouer de la musique, et surtout pas du jazz, présenté comme la musique des bêtes à concours. Le principe de plaisir n’est jamais évoqué. Le processus d’initiation artistique consiste seulement à souffrir sans fin, à endurer les humiliations, même pas pour être bon, ni pour s’améliorer, mais pour être le number-one (on pourrait facilement en faire une analyse politique, l’artiste étant le prototype du travailleur compétitif tel que le fabrique le monde ultra-libéral).
Quand, vers la fin du film, le personnage du méchant regrette, mélancolique : « J’agis ainsi parce que j’attends de découvrir le prochain Charlie Parker », ce n’est en aucun cas l’occasion d’une remise en question, il ne va pas jusqu’à envisager qu’il se trompe… Il se désole seulement que le « nouveau Charlie Parker » n’existe pas. Beau personnage de monstre sur le papier (sa folie est de croire qu’il élèvera par la violence le réel jusqu’à la hauteur de son idéal), et, prudemment, je me garderai de prétendre que de tels individus n’existent pas dans le vrai monde ; mais sur l’écran c’est long, monocorde, répétitif (il paraît que le long métrage est adapté d’un court, le pitch marchait peut-être mieux, alors ?), et, à ce degré, invraisemblable.
Quand je compare à Treme, la géniale série sur des musiciens de la Nouvelle Orléans, je me dis qu’au XXIe siècle la qualité narrative fuit le grand écran pour le petit, comme si la série était le seul format capable de retrouver la vigueur romanesque.
Ce matin, j’en ai discuté avec un pote batteur, qui a surenchéri en jugeant « grotesques » les scènes où les mains saignent ! « Bien sûr ça arrive qu’on se blesse les mains, mais on n’a pas autant de litres de sang au bout des doigts… » En outre il trouve mauvais et non crédible le jeu des trois batteurs, et ricane carrément devant la scène où on voit l’adjudant-chef sadique jouer du piano dans un club : « Tout ça pour jouer d’la merde mille fois rabâchée ! Le respect qu’on a pour un prof vient aussi de la façon dont il joue, pas seulement des insultes racistes qu’il nous balance en postillonnant. »
Hasard des juxtapositions : à quelques jours d’intervalle, je découvrais en dévédé Souvenir d’Im Kwon-taek, et j’en étais chaviré d’émotions diverses. Rien à voir ? Carpe et lapin ? Pas sûr, à regarder de près : dans les deux cas, le personnage principal est un musicien, percussionniste, tambourine-man, en rivalité avec son mentor, se frottant à une très ancienne tradition musicale et cheminant avec ses névroses intimes et familiales… Une phrase prononcée dans Souvenir serait cependant inconcevable dans Whiplash (je cite de mémoire) : Un musicien sera jugé non à sa technique mais à son coeur. Ça fait un peu morale Petit Prince ? Pardon, mais ça fait surtout un bon film.
Décidément, ce film suscite bien des réactions contraires. Il faut dire que c’est typiquement le genre de production que l’on adore ou que l’on déteste (d’ailleurs, c’est à cause de ce film que je me suis fâché à mort avec mon oncle qui avait finalement, à quelque chose près, le même avis que toi, mais qui l’exprimait dans des termes bien plus injurieux).
Dans tous les cas, « Whiplash » ne laisse pas insensible et, pour ma part, ça faisait un moment que je n’avais pas été autant captivé par un film.
Bien sûr, tout ce qui est montré dans ce film est assez éloigné de la vision que j’ai du jazz. Il n’est ici nulle question de sensibilité ou de finesse, mais juste de performance pure. En cela, je suis d’accord avec toi Fabrice, ça collerait mieux avec un film sur la guerre ou sur le sport (d’ailleurs, dans la foulée, j’ai aussi vu « Invincible » et il y a des similitudes entre ces deux films).
En même temps, le jeune batteur a pour modèle « Buddy Rich » et, si l’on s’en réfère à cette vidéo, je crois qu’on est tout à fait dans l’esprit du film.
Alors okay, « Whiplash » est immoral, violent (le prof est un véritable psychopathe auquel il est difficile de s’identifier, et pourtant je suis à peu près persuadé que ce genre de tyrans existent, même dans des écoles de musique ou de danse), comporte plusieurs scènes peu crédibles, mais moi j’y ai surtout vu un spectacle comportant des scènes épiques, remarquablement mises en scène, en lumières, où le spectateurs se retrouve parfois en apnée avec les personnages. En clair, j’ai aimé. C’est grave docteur ?
un peu tard, mais jamais trop…
Peut-être mauvais film, mais un des rares / seuls à poser les vrais problèmes de la relation pédagogique en musique : combien de profs de musiques psychopathes martyrisent nos gamins ? (Perso, mes gamins en ont testés 2; 2 de trop) Parce que musiciens avant d’être profs, frustrés avant d’être bienveillants, voulant découvrir la prochains star, voulant punir leur propre « échec », s’épanouissant dans une relation sadique…
Tous les élèves de musique devraient voir ce film (avec par ailleurs de l’excellente musique).
Le prof de musique CHAM d’un de mes gamins l’a montré à la classe, je l’en remercie…
Film parfois ridicule, mais utile.