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Et puis je n’aurai plus ce phosphore un peu mou

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Bienvenue dans l’an Chèvre-de-bois-vert.

Je suis pour quelques jours à Paris. Cette fois je réside dans une tour des Olympiades, quartier dont j’ignore tout sinon qu’il est vanté par le protagoniste de la Carte et le territoire de Wellbeck : « Ces forteresses quadrangulaires construites dans le milieu des années 1970 en opposition absolue avec l’ensemble du paysage esthétique parisien, et qui étaient ce que Jed préférait, de très loin, sur le plan architectural« . Je me trouve en plein cœur du quartier chinois, dans le 13e, or dans ce pays aujourd’hui c’est le nouvel an, c’est parti pour la Chèvre, et au moment où je vous parle drapeaux ballons biquettes et dragons défilent sous mes fenêtres, en guise de musique j’entends tambours et pétards… Ou alors ce sont des attentats, j’ai un doute, je vais descendre voir… Je reste sur mes gardes…

Tant qu’à faire le touriste en la capitale, je visite le musée Picasso, et parmi tant de beautés (je saisis comme nulle part ailleurs le bien-fondé d’un musée dédié à un seul artiste : Picasso était nombreux) je retiens en premier chef ce crâne en bronze coulé en 1943, je le regarde droit dans les orbites… Picasso avait des morts en tête cette année-là, des assassinés, tant de barbarie dans l’air ambiant… La même journée, allez savoir, drôle d’idée, j’assouvis un rêve vieux comme mon adolescence, visiter les catacombes. J’arpente lentement ces 1700 mètres de galeries souterraines. Six millions de crânes et, logiquement, deux fois plus de fémurs empilés là, rien que pour nous, rien que pour moi, depuis des siècles. Ce n’est même pas monotone, ou alors on trouverait tout monotone. Du memento-mori à dose de cheval. C’est fou comme ça calme.

Requinqué, je sors, je vais au théâtre. Macbeth par Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie. Quelle merveille ! Quelles merveilles !

L’endroit d’abord : Ariane la taulière, fidèle au rituel, déchire elle-même mon billet, je pénètre le Théâtre du soleil comme un endroit sacré, un temple, une utopie en dur, là encore vieux fantasme d’adolescence, depuis que j’ai vu Molière à la télévision française en 1979, si j’avais fait l’acteur c’est ici que j’aurais voulu être. Entre temps j’ai avalé, jubilant, L’intégralité du Roman d’un acteur de Philippe Caubère qui relate cette aventure sur le mode épique et bouffon, et malgré l’abattage de Caubère et la satire propre à l’élève qui raille son gourou pour mieux s’accomplir, rien n’y a fait : mon admiration et ma fascination pour Mnouchkine sont intactes – Mnouchkine et Caubère sont deux génies qui ont existé un certain temps ensemble, puis séparément, voilà tout ce que j’en pense.

Le texte ensuite : Shakespeare est le massif central du théâtre. On ne peut en faire le tour (ou alors en TGV mais on ne voit rien), il suffit de choisir un chemin entre mille, et gravir par n’importe quel versant, la vue sera toujours longue et belle, même, comme ici, quand elle est atroce. Macbeth est une pièce particulièrement obscure, mais à travers l’obscurité on discerne très bien le noir, le pessimisme, la fatalité du mal. On a peur, parce que ce noir est autour de nous, et en nous, comme sont tous les personnages de Shakespeare.

La mise en scène enfin. Ce qu’il faut de vie pour raconter encore et encore cette histoire de mort ! Ce qu’il faut de liberté pour réinventer le patrimoine ! Et pour nous rendre si proches ces deux monstres, à nous toucher. Les époux Macbeth, souverains meurtriers, sont terrifiants de cynisme, d’ambition, de folie, et aussi de complicité, presque de tendresse, depuis quatre siècles. Le couple Balkany, ou les Tibéri, ou les Mégret, Marine Le Pen/Louis Aliot, DSK/Anne Sinclair, Sarko/Bruni, Hollande/Royal, Montebourg/Filippetti, Dati/Proglio, Bill et Hillary Clinton… Tous ces grands fauves (comme les appelait Oncle Bernard) purs enfants de chœur, en regard. Mais des enfants de chœur qu’on comprend un peu mieux grâce à Shakespeare (on reconnaît un génie à la création d’archétypes – tandis que tous les autres produisent des clichés). Certes la bonne vieille catharsis inventée par les Grecs fonctionne toujours : les meurtres, le pouvoir rendu fou de barbarie et de sang, on préfère les voir sur tréteaux que dans la presse – mais sans aucun doute le faux, comme le rêve, nous prépare au vrai.

Depuis, on a vu dans la fiction de pires mariages diaboliques, je pense aux très shakespeariens Francis et Claire Underwood, mais ceux-là viendront toujours après et d’après Macbeth.

J’aime Ariane Mnouchkine (76 ans). Oui, je l’aime d’amour, de la même façon que je suis amoureux d’Agnès Varda (87 ans) et de Dorothée Blanck (81 ans). Je vous balance mon coming out, comme ça ce sera fait : je suis gérontophile. Parce que quand on est vieux, on est encore vivant.

Vive la chair sur les os, nom de Dieu! Et vivent les vieilles biques ! Bonne année à tous !

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