Eigengrau
Non, décidément, non, non, non. Le mercredi 7 janvier ne se digère pas, un bloc dans la gorge, impossible à métaboliser. Je me lève et chaque matin je suis le mercredi 7 janvier, j’ai du sang partout. Je ne passe/pense pas à autre chose. Grumeaux dans le Flux, graviers dans le sablier, couille dans le potage. Pourtant je sais que le temps coule, puisque j’ai des souvenirs.
Automne 2011. Je me trouve à Troyes pour une résidence d’écriture. À Paris, les locaux de Charlie Hebdo sont incendiés par un cocktail Molotov. Je tourne en rond dans ma thébaïde, je rumine, je n’arrive pas à écrire ce que je suis venu écrire ici, j’entreprends autre chose. C’est autour de la religion que je médite et tâche de bâtir une quelconque histoire. Je doute d’être capable d’écrire là-dessus, ou même de contenir quoi que ce soit qui mérite d’être écrit. Or mes pensées se formulent ainsi : la religion est une bien belle chose, qui offre au mortel sens et mythes, recul et élévation, paix intérieure et sagesse, régulation et réconciliation, méditation et ré-enchantement du monde, redécouverte sous de nouveaux noms des trésors les plus anciens, l’amour, la générosité, la nature, la vie / la religion est une saloperie, qui emplit les cerveaux de merde archaïque et de contes à dormir debout, racistes, sexistes, patriarcaux, qui refile à bon compte un reflet de ciel aux englués terre-à-terre, et un vernis de transcendance aux matérialistes postmodernes, qui replie dans l’ignorance, dans le communautarisme, dans la haine, dans la guerre, dans la mort. Je confronte dans ma mémoire des personnes proches de moi ou lointaines, qui illustrent ces deux récits, ces deux facettes. J’en trouve en foules. Je dialectise. La religion n’est ni bien, ni mal. Elle est un seulement un outil de pensée. Elle est un couteau. Tout dépend de la main qui tient ce couteau.
Je réalise que je pense énormément aux religions, et la plupart du temps c’est un registre de pensée mélancolique.
Je me lance dans l’écriture d’un texte. Il sera intitulé Double Tranchant. Finalement, il prendra la forme d’un monologue de coutelier ; toute allusion à la foi y sera escamotée, refoulée très profondément dans l’inconscient des mots. Jean-Pierre Blanpain accepte de l’illustrer. Je suis fou de joie en voyant surgir dans ma boîte mail, jour après jour, les somptueuses linogravures que mon texte a inspirées à Jean-Pierre. Intuitif et génial, celui-ci fouille le texte et exhume le motif religieux enfoui : l’une des plus belles linos qu’il réalise met en scène le sacrifice d’Abraham – alors même que le texte n’en dit pas un traître mot, du moins en surface. Abraham, levant son bras armé d’un couteau, est ce patriarche qui créa trois religions, engendra trois civilisations. Les trois monothéismes ont en commun cet ancêtre, et en partage ce geste arrêté, ce coup de couteau fondateur parce que justement non abouti, sublimé dans un rituel et dans une mystique. Trois religions soeurs, qui se détestent, persuadées qu’elles sont toutes trois d’être la seule authentique héritière du coup de couteau interrompu – prêtes à l’occasion à parachever le geste pour mieux le prouver.
Hiver 2015. Parmi les trois religions, toutes folles ET sages congénitalement, l’une (celle de la lune) est en train de se laisser dévorer par sa folie. Elle abat le bras, plante le couteau. Elle égorge là-bas, fait exploser des enfants-kamikazes ailleurs, tue des journalistes et des dessinateurs ici même. Et nous vivons sous un règne de terreur où, comme le dit Salman Rushdie, ce que l’on appelle « respect de la religion » signifie en réalité « peur de la religion » et comme si souvent dans l’histoire, le seul vrai Dieu c’est le mieux armé alors ta gueule. Rien à faire, ça ne passe pas.
Je continue de lire énormément (sans doute trop) de textes sur Internet, témoignages, réflexions, alertes, faits et gestes, des heures, des nuits, afin de comprendre ce qui s’est passé à Charlie, dans mon pays, dans le monde.
Sur le monde, je n’ai aucune prise (même si certaines réactions étrangères m’intéressent. Alan Moore considère carrément que le monothéisme, qui ne peut qu’opposer un dieu « unique » à un autre, a fait son temps : « Pourquoi serions-nous obligés de fonder nos vies sur des systèmes de croyances nés vers le IVe siècle avant JC ? Je ne vois pas pourquoi le christianisme, le judaïsme ou l’islam fourniraient des croyances plus fiables que le Seigneur des anneaux » – Moore a fondé il y a longtemps une religion à son usage personnel, il rend un culte à un serpent romain nommé Glycon, il s’y tient et n’emmerde personne avec ça…)
Mais je relève surtout ce qui se passe dans mon périmètre, là où ça craque, dans les banlieues de la République. Quotidiennement je passe en revue la presse, à l’affût d’outils de pensée, de couteaux levés et de préférence non abattus. Je constate un phénomène perturbant : souvent une chronique passionnante et éclairante d’un envoyé spécial dans les banlieues est suivie quelques jours plus tard de son contrecoup, l’auteur étant sommé de revenir, s’expliquer, justifier chaque mot, le débat n’en finit plus, les malentendus, faux procès, susceptibilités, arguties. Deux exemples :
* Ici, cette chronique écrite par un professeur de philosophie musulman est hélas suivie de celle-ci où il raconte qu’entre temps sa première intervention l’a contraint à démissionner.
* Là, ce récit d’un dramaturge intervenant dans des classes hostiles où l’on en vient à faire l’éloge des terroristes, est soupçonné de bidonnage et oblige son auteur à expliquer sa façon d’écrire (et de penser) dans une seconde chronique.
Moi-même, j’ai vécu ce phénomène dès 2010 : un article sur ce blog où j’exposai avec anxiété mes difficultés de contact avec des collégiens de la Villeneuve de Grenoble (je ne parlais pas encore d’apartheid comme Valls, mais déjà de ghetto, l’idée était la même, on ne pourra pas prétendre qu’on n’était pas au courant) a été contesté et m’a obligé a revenir sur le sujet maintes fois, des années durant.
Aujourd’hui les alertes viennent de partout, et même avec des codicilles et des précautions de démineur, elles disent toutes la même chose ! L’Apartheid, les ghettos, la misère d’une catégorie de Français qui ne se sentent pas Français mais ennemis des Français, existent, la France est fissurée de l’intérieur, les Français se détestent comme se détestent les trois religions.
Les alertes viennent de partout, mais trop tard et uniquement à l’attention de ceux qui les lisent, l’entre nous, le cercle fermé.
Que faire, que faire, bordel ?
Je suis démuni et désespéré. Je ne dors pas, je me demande toujours ce que je pourrais bien écrire sur la religion, je scrute Internet, j’appréhende la prochaine explosion, la prochaine Kalashnikov. [Mise à jour samedi 14 février : la réplique advient, à Copenhague.]
Le premier qui a une idée…
Une piste de solution : l’admirable Latifa Ibn Zatien fonce, va au contact, tente le cessez-le-feu. Mais Latifa Ibn Zatien est légitime pour le faire, parce qu’elle porte le fichu-fichu sur la tête, pas moi… Je viens d’accepter d’aller causer bénévolement de Fatale Spirale dans un lycée pro en marge de la Villeneuve, toujours elle, où de grosses échauffourées sont advenues il y a quelques mois, je peux le faire et je dois le faire… Mais j’ai l’impression de pisser contre le vent. Quelle crédibilité ai-je à prêcher la paix alors que j’incarne le « système » selon l’acception de Dieudonné ? Que je suis le Français (je peux toujours essayer de les convaincre qu’ils sont autant français que moi, mais la tâche est plus délicate à présent que l’Apartheid est avoué au sommet de l’Etat), que je suis majoritaire, classe dominante, blanc, bourgeois et « chrétien » ? (moi totalement athée ! C’est un comble ! le repli identitaire est une telle régression collective qu’il fait de MOI AUSSI ce que je ne suis pas !)
Remarque, il faut bien qu’il m’en reste un peu, de culture judéo-chrétienne, pour que la culpabilité me soit ainsi chevillée au corps : j’ai l’impression que tout ça c’est de ma faute… Je voudrais faire quelque chose mais je suis dans le brouillard. Je ne peux pas empecher la guerre civile à mains nues. Je n’ai pas de solution toute faite. Je n’ai que des mots. Certains sont très beaux : l’eigengrau (en allemand : « gris intrinsèque »), prononcé aïgueungrao, aussi appelé eigenlicht (« lumière intrinsèque »), est la couleur vue par l’œil humain dans l’obscurité totale. Je marche dans le noir et discerne un gris sombre.
Tout lu (même le bleu) et tout aimé, tout partagé, la désolation, l’impuissance et l’admiration.
Deux sentiments qui perdurent :
– Impression d’être en attente, attente que quelque chose se passe. Un peu comme lors d’un tremblement de terre où l’on sait qu’il y aura des répliques.
– Culpabilité, sur laquelle tu conclus. Qu’elle soit fondée ou non, cette culpabilité qui est presque devenue la caractéristique fondamentale de notre civilisation et dont nous tentons de nous accommoder par toutes sortes de subterfuges (compassion, déni, arrogance…), nous prive de toute possibilité d’être respectables et aimables. Et sans cela il n’y a pas d’éducation possible.
Voilà pourquoi on ne se remet pas. La crise d’identité est absolue.
Redevenir aimables. Convaincre, se convaincre qu’on peut l’être. Vaste programme.