Moi la synapse
Regarde-le lui-là qui revient enfariné bismuthé, avec ses deux neurones… Au moins grâce à lui on se souvient fugitivement pourquoi en 2012 on a voté pour l’autre.
Bon. Pour éviter que l’actualité politique ne me rende complètement idiot, je lis des livres. Les livres sont comme les neurones, bons à rien un par un, fertiles et utiles dès qu’ils se connectent, à la faveur d’une synapse. Vive Hermès, dieu de tout ce et de tous ceux qui se déplace(nt) ! Dieu des connexions ! Dieu des voleurs, des commerçants, des messagers, et des synapses ! Des magiciens aussi, c’est logique.
Comment faire bon usage de ses synapses ? C’est en mélangeant qu’on invente, et j’ai pour habitude d’associer les idées… La manie de faire surgir des liens entre des éléments disparates porte un nom : l’apophénie. L’apophénie peut conduire à diverses pathologies mentales comme la théorie du complot, mais elle fait merveille dans le processus créatif, pour révéler (ou inventer, mais c’est presque pareil) le sens caché des choses. On ne m’ôtera pas de l’idée que l’apophénie, favorisant la « rencontre fortuite » , fait les poètes, depuis que le parapluie, la machine à coudre et la table de dissection font la poésie.
Je lis coup sur coup, d’une même lecture, deux livres sans le moindre rapport. Je fais le rapport. C’est moi la synapse.
La présence de Pierre Jourde (éd. Les Allusifs, 2011) est un récit autobiographique et anxiogène sur l’attachement morbide à un lieu familier, en l’occurrence une maison d’enfance, écrit comme un conte d’angoisse de Maupassant. Les objets, et les masses d’air elles-mêmes qui les renferment, sont des fantômes.
Prokon de Peter Haars est une bande dessinée d’agit-prop-psychedelik-crypto-situ, une grosse farce à grosse trame, singeant Roy Lichtenstein et la société de consommation, et réinventant peut-être sans les connaître ses contemporains, Guy Pellaert ou Spain Rodriguez. Publié en 1971 par le graphiste suédois Peter Haars, cet objet hallucinogène où un savant fou menace par pure méchanceté l’économie capitaliste en rendant les marchandises éternelles (au lieu que d’être jetables selon le principe de l’obsolescence programmée), est enfin traduit, pour la première fois, par les rares et excellentes éditions Matière.
Dans le premier, je lis ceci :
Comme toutes les pièces [de la maison familiale inoccupée], le petit salon rouge comportait un lit, équipé de plusieurs matelas superposés, et une surpopulation de chaises, car il s’agit de ne rien laisser perdre. Jeter une vieille chaise est en soi inimaginable. La maison avait donc tendance, au fil des années, à s’enrichir de tous les meubles usagés qui ne servaient plus […] mais qu’on entreposait, au cas où. Aucune de ses pièces qui ne fût encombrée de sièges, semblant toujours attendre que quelqu’un voulût bien s’y poser, ce qui n’arrivait jamais. […]
L’amoncellement d’objets, la poussière, la prolifération des recoins d’où l’obscurité souriait comme une eau les retirait à eux-mêmes, les dérobait à l’emprise de la main ou du regard. Le plus vaste de ces espaces était le grenier qui occupait tout le deuxième étage, au-dessus des chambres, voué tout entier à l’amoncellement d’un capharnaüm séculaire. On n’y montait jamais que pour ajouter l’un de ces innombrables objets inutiles qui peuvent toujours servir, selon les préceptes de la prudence paysanne. On apercevait des dictionnaires, des lits de fer, des fusils, des casques, des chaises, des lessiveuses, des bancs, des balances…
Dans le second, cela (notons que, le dogme productiviste restant inchangé depuis des décennies, on ne peut se douter que cette caricature date de 1971) :
Prokon était une ville heureuse…
Où chacun pouvait tout se permettre… d’en profiter !
Chacun pouvait acheter… consommer… et se fournir à nouveau !
À Prokon, tout le monde avait un travail.
Les produits étaient séduisants.Tout le monde désirait les acquérir.
Ainsi, tout le monde était heureux : les commerçants, les ménagères, les jeunes, les cadres, les patrons, les ouvriers.
« Nous produisons nos propres besoins : nous formons une grande famille heureuse dans une société libre. »
Mais !
Au plus profond de la forêt, le Dr Dracenstein mettait au point une sinistre invention.
« Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Je serai le maître de Prokon !
Tout ce qui sera aspergé par ce fluide durera…
ÉTERNELLEMENT !
La « loi de l’offre et de la demande » qui régit Prokon va m’aider à vendre la pulvérisation d’éternité qui… mènera au chaos !
Mon invention va annihiler Prokon ! »
Je ne sais si quiconque en dehors de moi voit le rapport. Après tout, une synapse, c’est perso. Mais moi je vois même, et très clair, le rapport entre J’ai inauguré IKEA et Double tranchant, c’est pour dire. D’ailleurs, maintenant que j’en parle, c’est un peu du même ordre… La fabrication et la circulation des objets… Le destin des choses…
Dans « Charlie Hebdo » d’hier, Antonio Fischetti fait un article sur le même sujet…Coïncidence ou apophénie ?????? Aaarghh !!!