Vivent les vivants !
C’est quoi, le contraire de « nécrologie » ? Logiquement ce serait « biologie », mais bon, la logique…
Je constate avec un léger embarras que, lorsque je rédige ici le panégyrique d’une personne, c’est souvent à l’occasion de sa nécrologie. Comme si les morts seuls méritaient enthousiasme et gratitude. Or il nous faut dire du bien des vivants, parce qu’eux aussi parfois sont des braves types. Les sains exercices d’admiration, comme les appelait Cioran, devraient porter d’abord sur les êtres qui marchent encore sur la terre, ne serait-ce que pour mêler à l’éloge l’espoir de les croiser de nouveau.
J’ai eu le privilège de passer une semaine dans la compagnie d’un homme exceptionnel. Michel Hindenoch est conteur. Une mine d’or sous des dehors pépères. Moitié grand sachem et moitié Charlemagne, moitié Minotaure et moitié renard, moitié Don Quichotte et moitié Popeye, moitié sage et moitié lutin. Déjà huit moitiés, je sais, pourtant il en manque pour faire le tour du sujet, l’homme est habité.
Excellent conteur, Michel est aussi excellent pédagogue : l’art et la manière – or c’est comme chez les musiciens, l’un n’implique pas automatiquement l’autre. Face à ses apprentis, il se montre à la fois très bienveillant et très exigeant, attitude idéale pour autoriser le progrès du novice. On raconte devant lui, on est intimidé mais on surmonte, on se lance. Quand l’histoire est achevée, Michel ferme les yeux, se tripote la barbe, se masse le visage comme pour des ablutions rituelles, puis finit par rendre son verdict : « Oui. C’est bien. Ça marche, ça fonctionne, ça roule. Mais !… Tu peux gagner ici. Et puis aussi ici, ici, ici. Et un peu là. » Ah, okay. Je vois. Merci.
C’est parce que j’essaye de conter que je suis allé quérir son enseignement. J’aime les contes depuis fort longtemps. J’en glisse dans mes textes ici et là, j’en ai enchâssé dans certaines nouvelles, mais cela restait de la littérature déguisée en parole orale, pas encore la véritable énergie du conte. Certes c’est avant tout la littérature que j’aime, naturellement, tissé de livres je suis von Kopf bis Fuss. Mais certains jours la littérature me bassine, notamment à cause de l’ego des écrivains (du mien en premier lieu, sans aucun doute : oh comme mon ego m’emmerde)… Or ces jours-là, les contes, les mythes, les grands récits imaginaires, épiques, comiques, onirique, religieux, etc., anonymes ou collectifs, immémoriaux, m’apparaissent recéler la profondeur et les richesses et toutes les vertus de la littérature, sans en avoir la pesanteur ni la vanité.
L’un des enseignements de Michel : « Ce qui peut interférer dans le relation entre l’histoire et le public, c’est la relation entre le conteur et le public » . L’histoire doit primer, nous sommes à Son service. De là découlent des conseils tels que celui-ci, radicalement contraire à la doxa ou aux réflexes des débutants : éviter de regarder le public dans les yeux. Très important, le regard du conteur, puisque de sa parole doit naître une vision. Ce qu’il ne doit jamais perdre des yeux, de son regard non-prédateur (contrairement à notre vision réflexe, aiguisée par les relations sociales ordinaires), c’est l’histoire, pas l’audience. Michel quant à lui aime raconter comme il aime chanter : les yeux fermés. Après tout Homère était aveugle, disent certains. Certains autres disent même qu’il n’existait pas, ce qui est une façon de résoudre la question de l’ego. On peut néanmoins lire Homère, et on peut lire Michel Hindenoch.
J’aimerais maîtriser l’art de donner une histoire en public sans un texte-béquille préalablement écrit entre les mains, ni su par cœur, et je m’y essaye avec humilité, comme (exemple pris totalement au hasard) un tromboniste qui tenterait d’apprendre à jouer de la contrebasse : je constate que les deux disciplines sont radicalement différentes, rien à voir ; mais certaines choses nouvelles rappellent certaines choses anciennes, d’autres voies pour des mêmes voix.
Le conte, c’est de de la matière vivante. Offerte par un vivant aux vivants, et CQFD.
Bel article. Merci de faire découvrir un homme admirable.
Mais si je comprends, le but ultime du conteur c’est de s’effacer, de disparaître. C’est un drôle de statut : être là pour être le moins là possible.
C’est toujours un plaisir de retrouver votre plume, surtout après une longue absence de ma part sur votre blog.
Et, si l’homme dont vous faites l’éloge est possédé par son art, vous l’êtes aussi par l’écriture, définitivement.
Bien amicalement.
Lisiane