En 2014, tout le monde ment
Depuis ma brûlante découverte de Martin Eden, sa vigueur, sa profondeur, son actualité, j’ai fait le serment de lire un roman de Jack London par an, comme on fait une cure de raisin pour se purger les entrailles. Je m’y tiens. En 2014 j’ai d’abord lu ceci, excellent livre certes, mais qui ne compte pas, car c’est une adaptation, un produit dérivé.
Mon « vrai » London 2014 date de 1916 : La petite dame dans la grande maison. Or ce roman tombe à point nommé, comme une contribution sur mesure aux débats, sinon sur les genres, du moins sur l’égalité homme-femme, sur l’émancipation des femmes, et autres combats que l’on serait naïf de croire gagnés une fois pour toutes. Le roman s’ouvre sur un portrait du protagoniste, londonien en diable, mâchoire carrée et yeux qui brillent, tout à la fois self made man, aventurier et poète, on imagine Kirk Douglas dans le rôle… Mais très vite le véritable héros du livre se révèle autre, plus original, et plus intéressant : c’est sa femme. Brossant le portrait d’une femme indépendante, choisissant librement sa vie et sa sexualité (l’histoire tourne autour d’un ménage à trois), La petite dame a fait scandale il y a un siècle. Il n’est pas inutile de le lire aujourd’hui.
Parce qu’il y a du boulot, là.
Je côtoie en ce moment des élèves d’un lycée pro au sein d’un dispositif de longue haleine, qui leur permet de rencontrer toutes sortes d’intervenants. Moi d’une part, mais aussi des conseillères conjugales du Planning familial (celui de Grenoble, l’héroïque, le pionnier) – car nous travaillons sur un thème imposé : les rapports filles-garçons. J’ai tenu, la semaine dernière, à assister en simple spectateur à la rencontre entre les ados et les dames du Planning, d’abord pour faire connaissance avant la séance où j’échangerai avec eux à propos de la littérature, ensuite parce que le sujet fille/garçon me titille, l’avouerai-je, davantage que la littérature.
Extrait spécialement marquant de la conversation à bâtons rompus :
– Bon, la contraception, vous savez ce que c’est ?
– Ben, ouais, c’est… comment… un contrat, quoi… C’est tu t’engages à faire quelque chose…
– Non, pas du tout. C’est le moyen d’avoir des rapports sexuels sans faire des enfants.
– Mais, attendez, madame, à propos du viol… Je sais pas si c’est vrai, j’ai entendu dire… Un viol, en fait, c’est pas un viol si on met un capote.
– Comment ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Ben, si tu mets une capote… Après, y’a plus de preuve. Alors, c’est pas un viol.
– Un viol est un viol, avec ou sans capote ! C’est-à-dire un crime, puni de huit ans de prison. Les prisons sont pleines de violeurs qui ne comprennent toujours pas ce qu’ils ont fait de mal.
– Ben non, c’est pas un viol, puisqu’il n’y a pas de preuves. Je sais ce que je sais…
– Non non non, attends, tu ne peux pas dire ça. Ce serait comme tuer quelqu’un, faire disparaître le corps, et repartir conscience tranquille puisqu’il n’y a « pas eu meurtre ». Capote ou pas, il y a d’autres preuves, à commencer par la parole de la victime. Le témoignage. Ça ne compte pour rien, la parole ? Une fille qui vient porter plainte pour viol, on ne va pas chercher s’il y a capote ou pas. Il y a viol de toute façon. Prison. Huit ans.
– Mais c’est n’importe quoi, ça… Alors la fille, d’abord elle veut, et ensuite une fois que c’est fait elle veut plus, elle va faire croire qu’elle voulait pas, et elle ira voir les flics ? C’est pas normal, ça ! Elle a pas de preuves !
– Tu crois qu’une fille qui n’a pas été violée va aller voir la police, et se mettre dans la situation humiliante de se plaindre d’un viol pour le plaisir de mentir ?
– Ben ouais, bien sûr ! Eh ! Faut arrêter, là, faut ouvrir les yeux. On est en 2014, tout le monde ment.
Jamais je n’avais reçu, énoncée avec autant de calme, de clarté, de clairvoyance peut-être, la définition du chaos qui nous tient lieu d’écosystème. J’ai bien fait de venir. J’ai froid dans le dos.
Ces mômes vivent dans le chaos, celui qu’on leur laisse, nous, Tapie, Cahuzac, DSK, Sarkozy, etc, le chaos où tout le monde ment, où il est normal de mentir, puisque de haut en bas de la société, des misérables jusqu’aux oligarques, c’est chacun pour sa gueule. Le chaos est là, il est premier, on vient ensuite, on s’adapte, on se conforme, question de survie, ce n’est pas le monde qui s’adaptera pas à nous. La première règle de vie n’est pas respecter les autres et la loi, mais ne pas se faire gauler. Pas de preuve ? Pas de mal. Ces ados sont très bien adaptés. Ils savent, sans même avoir besoin de lire les rapports de la NASA, que la civilisation touche à son terme.
Après, nous discutons, bien sûr. Nous nous trouvons non seulement dans le même monde, mais dans la même salle de classe, alors le contact est possible, nous discutons. C’est long, laborieux, mais nous discutons, et nous arrivons à élever le débat, quelques centimètres au-dessus du chaos.
Je sors du lycée, je jette un œil aux nuages, un peu inquiet, vaguement oppressé. Mais avec une admiration renouvelée, sans bornes, pour l’Education Nationale, pour le Planning Familial, pour tous les travailleurs anti-chaos.
Mise à jour mai 2015 : la preuve rétroactive que le mensonge est normal en 2014.
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