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Comptine blasphématoire

24/12/2024 Aucun commentaire
J’ai le hoquet, j’ai le hoquet
Dieu me l’a fait
Et je ne peux plus m’arrêter

(Paroles Boris Vian, musique Henri Salvador)

J’en ai déjà parlé ici : j’ai mis fortuitement la main sur un lot de correspondance familiale couvrant près de deux décennies (1963-1981) et me suis plongé dans l’archéologie de moi-même. Une lettre datant de noël 1971 évoque une traversée de la France en train de nuit, de la Bretagne aux Alpes, pour que mes parents, mon frère et moi-même passions les fêtes dans nos montagnes natales. J’ai deux ans et demi et ce voyage en train est peut-être bien mon plus vieux souvenir, j’en garde des images du couloir dans le wagon (un magicien y montrait des tours de cartes, j’en suis sûr) et surtout du hall de gare à Paris lors de la correspondance.

Mais c’est un autre passage de cette même lettre que je relève avec le plus d’émotion.

La personne qui tient la plume, avec qui hélas je ne peux plus échanger oralement, mentionne qu’à deux ans et demi je fais encore beaucoup pipi dans ma culotte et que j’aime la musique, les chansons, que je réclame qu’on rejoue sans cesse le même microsillon de Léo Ferré, et que j’aime notamment la chanson Dieu Vinaigre que j’identifie et que je cite lorsqu’elle passe à la radio.

Dieu Vinaigre ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Le manuscrit entre mes mains ajoute des guillemets et un point d’exclamation qui sonnent comme une private joke. J’adorerais qu’une chanson porte un titre aussi splendide, tellement chargé de symboles (ben tiens : la sainte éponge imbibée de posca pour désaltérer le Christ… les aigreurs religieuses diverses…). Hélas Youtube est formel : Dieu Vinaigre n’existe pas. Il ne me reste qu’à l’écrire.

Par associations et recoupements d’idées plus artisanaux qu’algorithmiques, je retrouve le titre original, déformé par le marmot de 1971 : Dieu est nègre est une chanson germanopratine de Ferré évoquant le jazz, le black power, les négro spirituals, la trompette d’Armstrong, les nuits et les bars de Manhattan à Pigalle. Je suis sidéré par la constance de mes goûts, quoique je ne pisse plus trop dans mes culottes.

Même si cette chanson de Ferré a été créée par Juliette Greco dès les années 50, bien avant que son auteur se la réapproprie, son titre constitue une provocation plutôt typique des années 70, mot d’ordre pro-Noirs, anticolonial et anticlérical. Dans le même esprit, en 1971, Anne-Marie Fauret, des Gouines Rouges, proclamait « J’ai vu Dieu, elle est noire, communiste et lesbienne » (L’Antinorm numéro 1, page 8), ajoutant ainsi anti-patriarcat, féminisme et lesbianisme aux précédentes revendications ; en 1972 Hugues Aufray chantait À propos d’un détail : Car le Bon Dieu du ciel, maintenant, c’est certain/Est un être charmant de sexe féminin/Et je dois ajouter à sa plus grande gloire/Que c’est une jolie fille et qu’en plus, elle est Noire.

Bref, Dieu est nègre était un blasphème, né dans une époque où le blasphème choquait (il servait à cela) mais où pour autant on n’envisageait pas de modifier la loi pour le condamner. Pourvu que ça dure. Du haut de mes deux ans et quelques, très innocemment j’allongeais de vinaigre la provocation blasphématoire. J’en faisais une jolie comptine.

Ce qui me conduit, toujours par associations non-algorithmiques et irrationnelles, à penser à autre chose, à d’autres comptines. Nos chansonnettes de cour de récré aussi étaient pénétrées de religion et (par conséquent ?) de blasphèmes.

Le p’tit Jésus a une quiquette/Pas plus grosse qu’une allumette/Il s’en sert pour faire pipi/ Vive la quiquette à Jésus-Christ ! Nous chantions cela. En voilà de la comptine très gentiment blasphématoire, qui ne saurait faire tiquer que les plus secs bigots, et qui au contraire rend à qui veut l’entendre Jésus infiniment sympathique, puisque tiré vers son versant humain. Verbe fait chair, Jésus est peut-être Dieu, mais il est en même temps notre semblable, notre frère, puisqu’il a une quéquette et qu’il a besoin de faire pipi comme vous et moi. Certes, cela contrecarre candidement la théologie chrétienne ordinaire qui a pour principe général de toujours nier les organes, non seulement des personnages de sa propre mythologie, mais aussi de vous et moi.

Nouvelle association d’idées para-algorithmique. L’autre jour, une personne fort proche de moi se voit contrainte d’interrompre par un hoquet la conversation qu’elle me faisait. Aussitôt je lui récite une formule, aussi mécaniquement que surgirait un « À tes souhaits » : J’ai le hoquet/Dieu m’l’a donné/Petit Jésus/Je ne l’ai plus, da capo ad libitum accelerando.

Cette comptine a valeur de formule magique, d’incantation de protection, de conjuration propitiatoire : la réciter enlève le hoquet par la grâce de Dieu et de Jésus. Et d’ailleurs, ça marche. La preuve ! La preuve de quoi ?

Il convient maintenant de parler des métaphores. Dans « Mon credo » j’écrivais ceci à propos des métaphores (c’est long : je prends ici le risque de perdre les moins motivés de mes lecteurs – à ceux-là, salut et joyeux noël) :

Je ne crois pas en Dieu à proprement parler, mais je crois en l’univers. C’est-à-dire que je crois aux métaphores : l’univers est vieux de 13,7 milliards d’années ; dieu au sens monothéiste du terme en est la métaphore, jeune d’environ 6000 ans. Dieu est donc né il y a 6000 ans pour se substituer en tant que métaphore, en tant que concept plus facile d’accès, en tant que manière de parler et de penser, à l’univers de 13,7 milliards d’années. Y compris pour moi qui ne croit nullement en DieuDieu est recevable en tant qu’idée, que concept, qu’image, que métaphore de tout ce qui est plus grand que nous – l’univers, la vie, la mort, l’humanité qui a commencé longtemps avant moi et se terminera longtemps après (« Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre Maître votre condition véritable que vous ignorez. Écoutez Dieu. », Pascal), le peuple, la connaissance, la nature (« Deus sive Natura » Spinoza), la danse (« Je ne croirai qu’en un dieu qui danse » Nietzsche), le ciel, la forêt, la mer, l’amour, l’avenir, le passé, le temps-qui-passe…
(Pour consulter ce que Nietzsche pensait des métaphores en tant que visions du monde/fictions du monde, lire Vérité et mensonge au sens extra-moral).
Sans aucun doute je me sens davantage frère des mystiques foudroyés par la révélation parmi des ruines antiques inondées de soleil, tel un Albert Camus dans Noces à Ibiza, ou bien au cœur d’une forêt, tel un Romain Rolland écrivant à Freud la fameuse lettre du 5 décembre 1927 où il évoque le sentiment de ne faire qu’un avec l’immensité du monde : « …le fait simple et direct de la sensation de l’éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique) », que d’un Claudel, converti à Notre-Dame derrière le second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Moi qui vous parle j’ai connu une sorte de révélation devant le bureau des postes de Chambéry, c’est pour dire. Une forêt, une bourrasque, un bureau de poste ou même, à la rigueur, pour les moins imaginatifs, une église, tout peut servir de support à cette métaphore universelle qu’est Dieu.
Exemples de métaphores usuelles (petit jeu amusant : dans chaque cas, vous remplacerez le mot Dieu par un autre qui vous semblera plus approprié) : À Dieu vat ! Dieu seul le sait. Chacun pour soi et Dieu pour tous. Dieu te garde/protège/guide/bénisse. Dieu soit loué ! À Dieu ne plaise. Dieu m’est témoin. Chaque jour que Dieu fait. « La majorité des faits, grâce à Dieu, sont prescrits » (Monseigneur Barbarin). « Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! » (François Villon) « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » (Arnaud Amaury) Mon pauvre enfant, à présent ta maman est auprès de Dieu. Vaya con dios. Inch’Allah. God save our gracions Queen. Gottverdammt ! Dieu ait son âme. Dieu vous le rendra. Mon Dieu je jouis. Etc. En revanche l’espérance en Dieu en tant qu’être, vaguement anthropomorphe et traditionnellement plus viril qu’efféminé, doté d’une conscience, parfois d’une barbe, et surtout d’un quelconque intérêt pour ma petite personne, m’apparaît comme la manifestation du besoin infantile de croire que papa pense encore à moi lorsque je suis tout seul dans la nuit.

Qu’on ne s’y trompe pas : j’aime, j’adore et je respecte le pouvoir des métaphores (je suis écrivain), qui ajoutent du sens à nos visions du monde, et des visions à nos sens du monde… et nous rappellent à l’humilité, puisqu’il ne faut jamais oublier que la vision du monde n’est pas le monde. En cela, je peux dire que j’aime, j’adore et je respecte Dieu ou le petit Jésus, oui, pourquoi pas (même si je préfère Wakan Tanka). J’adule d’ailleurs la pensée magique en général pour ce qu’elle contient de poésie, mais je n’oublie pas qu’elle n’est pas le monde. Croire en la littéralité des métaphores : définition acceptable de tout délire.

Revenons à J’ai le hoquet/Dieu m’l’a donné/Petit Jésus/Je ne l’ai plus ! Repenser à cette mignonne comptine anti-hoquet, la réciter encore et la prescrire, me fait réaliser que Dieu et Jésus sont ici la métaphore d’autre chose. De quoi ? De la respiration. Du souffle. Et c’est tout sauf une nouveauté : le souffle, c’est l’esprit de Dieu depuis Job 33:4, et même depuis la première ligne de la Bible, La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux.

Ne confondons pas la vision du monde et le monde. Ce qui t’a donné réellement le hoquet, ce n’est pas Dieu, c’est un dysfonctionnement momentané de ta respiration (une contraction involontaire, spasmodique et coordonnée de tous les muscles inspiratoires (diaphragme et muscles intercostaux), associée à une fermeture de la glotte) ; ce qui t’a ôté réellement le hoquet par magie, ce n’est pas le petit Jésus, c’est le fait de bloquer et réguler ta respiration le temps de répéter à toute vapeur et en boucle une formule magique – le miracle opérerait de même si on remplaçait la mention de Dieu et de Jésus par le Monstre de spaghetti volant, Dracula, Manuel Valls ou Riri-Fifi-Loulou. La prochaine fois que tu choperas le hoquet, essaye avec J’ai le hoquet/Joseph Staline m’l’a donné/Nicolaï Ceausecu/Je ne l’ai plous, je te parie ma chemise que le tour sera joué.

Vive le blasphème ! Vive la chanson ! Vive l’enfance ! Vive la quiquette à Jésus Christ ! Vive la pensée magique ET vivent les Lumières ! Vive la laïcité ! Vive la République ! Vive la France ! Joyeux noël !