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Ultramoderne amitié

16/07/2024 Aucun commentaire

Vu d’ici, la posture détachée et les leçons de dandy rance de Michel Houellebecq semblent ringardes, datées pour le moins. L’époque n’est plus propice à son hédonisme pornographique du bon côté du manche, à sa masculinité blessée et revancharde, à ses désaffections affectées, ni à sa girouette politique (qui se souvient de ses éloges successifs de Macron puis du Frexit ?) et son dernier livre pleurnichard était spécialement imbitable. Je l’aimais en auteur (et acteur) comique, sa mue en prophète premier degré est embarrassante. Alors, qui nous reste-t-il, comme écrivain capital, qui saurait transcender l’air du temps, dont on guetterait chaque nouveau roman pour avoir des nouvelles de la France ?

Virginie Despentes et son acuité épidermique. Virginie Despentes et sa colère intacte. Virginie Despentes, son angoisse et sa recherche, comme elle dit. Virgine Despentes et sa contemporanéité du mauvais côté du manche.

Je lis avec près de deux ans de retard son Cher Connard, peu importe le décalage horaire, il est sacrément d’actualité.

Roman épistolaire par mails, dès sa forme il ravira ceux qui comme moi ont toujours écrit et écrivent encore beaucoup de correspondance, ceux qui se méfient du téléphone, ceux qui jouent dans l’échange, ceux qui se dévoilent et cherchent à percer l’autre (avec son entier consentement) en sculptant des phrases, ceux qui d’ailleurs regrettent (l’avoueront-ils ? moi, oui) que l’outil ait changé, soit devenu numérique comme tant d’autres pans de nos vies, les privant de la connaissance sensuelle d’autrui via son écriture manuscrite.

Exceptées quelques interventions d’un troisième personnage qui relancent le jeu à intervalles réguliers, tout le roman se fonde sur le dialogue, écrit et par conséquent lent et différé, entre un homme et une femme : Oscar Jayack, écrivain ayant bu et déjà pissé son petit succès, baronnet du milieu littéraire emporté comme fétu dans la tempête #MeToo parce qu’il a harcelé une fille dix ans plus tôt, et Rebecca Latté, actrice quinquagénaire qui perd sa jeunesse mais pas sa superbe ni sa grande gueule. Oscar et Rebecca se sont connus dans leur bled natal et prolétaire lors de l’enfance, avant de monter à Paris loin l’un de l’autre. Ils renouent en commençant par se couvrir d’injures, puis vont plus loin dans le lien et la confidence.

Despentes écrit deux personnages à la première personne. Elle a su, et c’est déjà un geste politique, se placer dans la peau non seulement d’un autre, mais de deux, pour écrire y compris leurs malentendus, leurs méchancetés, leurs bêtises, leurs désarrois, leurs vulnérabilités, leurs mauvaises fois respectives (Je n’ai jamais dit ça !) autant que leurs errances de pure bonne foi, bref elle s’est glissée dans leurs deux styles.

Un style, c’est une voix. Or, quant au style de Rebecca, j’ai eu tout le long du livre, et pas seulement lors de phrases-clefs, de quasi-gimmicks tels J’en ai rien à foutre, une hallucination auditive : l’impression d’entendre la voix de Béatrice Dalle, sa gouaille et son accent, sa volonté et ses volutes (Béatrice Dalle est ma préférée actrice). Selon moi elle était forcément le modèle du personnage, transparent, littéral, cette actrice à contre-courant de tout y compris de sa propre popularité, moitié grenade dégoupillée moitié pitbull à punchlines, moitié destroy moitié fleur bleue contondante (j’ai toutefois douté à un moment donné : au détour d’une page, on apprend qu’une jeune fille a punaisé sur son mur ses trois sources d’inspiration féministe, Lydia Lunch, Béatrice Dalle et Rebecca Latté, ah, zut, il n’y a donc pas identité entre Rebecca et Béatrice, au temps pour moi, je n’avais pas fait assez preuve d’imagination)… De mon intuition découle que je n’ai pas été le moins du monde surpris de découvrir qu’entre temps était parue la version audio du roman, où le rôle de Rebecca est bel et bien tenu par la Dalle mais c’était joué d’avance, l’évidence en personne alors non merci, je n’ai pas besoin d’écouter pour vérifier puisque je me le suis déjà intégralement joué dans la tête.

Un petit extrait pour le plaisir du jeu : qui entendez-vous, vous autres ?

« On dit que la honte va avec la colère. C’est faux. Je n’ai jamais eu honte. J’ai envie de tuer les gens. C’est différent. […] Je n’ai pas eu honte d’être violée à quatorze ans. Je savais que le gros mec couché sur moi qui m’avait suivie dans la rue et qui faisait le double de mon poids était un connard. Je n’ai pas eu honte. Depuis j’ai vu des meufs qui m’ont expliqué que si, forcément, j’avais eu honte sauf que je ne me l’étais pas avoué. Je déteste qu’on m’explique ce que je dois ressentir. Je n’ai pas eu honte. Envie de le crever et la rage d’être trop faible pour pouvoir le faire physiquement, certainement. Mais honte ? Tu rêves ! C’est à lui d’avoir honte. Je le savais déjà quand ça m’est arrivé.
[pp. 258-259]

Là où ce roman au titre oxymorique parfait est le plus beau, c’est lorsqu’il révèle enfin son vrai sujet, qui n’est ni le sevrage aux drogues (même s’il est est beaucoup question), ni les rapports hommes-femmes post #MeToo. Son vrai sujet, toute pudeur bue, est : la possibilité de l’amitié. Et même, de l’amitié la plus délicate qui soit, celle dont les cons prétendent qu’elle n’existe pas, l’amitié entre un homme et une femme.

L’amitié, celle-ci comme les autres, est-elle encore possible en nos temps de chacun-pour-soi sous toutes les formes, individualisme hérissé, consumérisme balkanisé et revendicatif, communautarisme ultralibéral, réseaux antisociaux, vanités en ligne et uber-clientélisme, hystérisation par fausses infos et complots, apocalypse imminente en zeitgeist, addictions chimiques et connectées, virus et confinements, braquages idéologiques, sans compter les vieilles lunes mises à jour en 2.0 telles la guerre, le patriarcat, le fascisme ou même la religion ?

Oui.
Et encore heureux.
C’est du boulot l’amitié, personne ne dira le contraire, c’est du boulot et c’est un risque, mais l’amitié est possible, y compris avec quelqu’un qu’on (qui nous) traite de connard, CQFD. Le temps long de l’amitié n’est pas celui du clic et quelle joie, en fin de compte, d’être le cher connard de quelqu’un si cher prévaut sur connard, c’est-à-dire si l’on est bien là ensemble, à l’horizontale de l’autre, yeux dans les yeux, sans domination – contrairement à l’amour lui-même qui souvent vise la fusion donc l’annexion.
L’amitié est la connaissance qui passe par les affects, et parfois le contraire. Or comme La lecture est une amitié selon la formule de Proust, ainsi le lecteur se coule à son tour dans cet attachement sous ses yeux, il en prend de la graine.

Comment la décrire, l’amitié qui s’écrit ? Chercher ou à défaut construire un terrain commun par les phrases… prendre le temps d’aller au bout de la sienne et de relire celle d’en face… accorder à l’autre, grâce au délai de réponse, le temps de comprendre, de se comprendre, de nous comprendre… de se laisser subtilement changer par cette compréhension… faire en sorte que le dialogue ne soit pas la juxtaposition de deux monologues… en venir à la confidence qu’en temps normal on n’aurait faite qu’à soi-même, et ainsi découvrir l’autre comme un autre soi-même… ne pas rompre le lien au premier désaccord et accepter que le désaccord fait partie du lien… enfin se supporter, aux sens d’abord français ensuite anglais du verbe. Pour parvenir à ce petit miracle il suffit de s’écrire, en privé bien sûr (l’invective en public ne compte pas) sans jamais compter le nombre de signes, et de se lire, vraiment. Quel beau mot, correspondance.

Ci-dessous : Cher Connard brise le quatrième mur dans Hidden Knowledge, fresque de street art signée Jan Is De Man qu’on peut admirer Cours de la Libération à Grenoble.