Jean-Claude Vigne (1938-2023)
Mon père est mort hier, après une longue vie de 85 ans, qui l’étonnait lui-même, et une longue mort, une agonie de trois semaines. Je ne peux pas prétendre que je ne l’ai pas vu venir.
Lors de l’une des ultimes fois où je suis parvenu à entretenir une conversation avec lui dans sa chambre d’hôpital, il dressait un bilan existentiel simple et fondamental : « J’ai aimé, j’ai été aimé » . J’ai hoché : que diable irions-nous ajouter ? Qu’ambitionner pour soi, ou souhaiter à autrui, de plus ni de mieux et tant bien que mal ? Je veux croire qu’il est mort heureux.
Le même jour, alors qu’il peinait à parler, il m’a aussi demandé : « Tu crois que je vais m’en sortir ? » J’ai haussé les épaules et j’ai répondu : « Non, bien sûr. Tu sais bien que personne ne s’en sort jamais, on finit toujours par mourir à la fin. Mais est-ce que tu vas mourir demain ou dans dix ans, ah ça je n’en sais rien. » Il a acquiescé et commenté : « Toi, tu as toujours été trop malin. » C’était exact, je faisais le malin, mais que faire d’autre. Quelques semaines ou quelques mois plus tôt, au terme de l’une de nos discussions, il m’avait dit, étonné : « Tu reviens me voir bientôt ? Quand je discute avec toi, je deviens moins con. » La remarque m’avait fait plaisir mais je n’avais pas eu la présence d’esprit de lui dire à quel point la réciproque était vraie.
Lui et moi n’avons pas toujours été en bons termes. Au gré des époques nos liens ont été distendus, entravés, carrément coupés durant une dizaine d’année alors qu’il n’habitait plus en France et que nous n’échangions plus de nouvelles. Je m’étais même fait à l’idée, à ce moment-là, que je ne le reverrai plus. Finalement je l’ai revu, et même souvent, ces dernières années, depuis qu’il s’était réinstallé en France, dans la ville de son adolescence. Je me sens très chanceux d’avoir pu refaire sa connaissance.
On discutait, on s’engueulait, on se disait aussi qu’on s’aimait (l’essentiel était sauf), et surtout il s’était mis à m’écrire. Il avait pris sur le tard goût à l’écriture, je l’encourageais bien sûr dans ce sens. Pendant deux ans, à intervalle régulier, il se pointait à l’improviste et me remettait une enveloppe contenant quelques feuillets manuscrits, quelques fragments de ses souvenirs, de son enfance, de sa jeunesse, ou de sa vie quotidienne contemporaine (je me permettais de trouver ces textes-là moins intéressants que les archives anciennes, j’avais le culot de faire la fine bouche). Souvent c’était très drôle, comme l’excellente histoire de la Lamborghini. Parfois c’était déchirant, comme ses chroniques de jeune villageois gardien de chèvres qui débarque en ville, en internat à l’âge de 12 ans.
Un personnage clef, récurrent dans ses souvenirs, était sa tante Julienne, « Ju » , paysanne excentrique qui l’avait élevé et lui avait apporté la tendresse dont sa mère était dépourvue (toujours, toujours, toujours la même histoire que l’on retient in fine : aimer, être aimé). On lira ici l’un des plus beaux jurons du monde, proféré par ladite tante. L’une des dernière fois où j’ai entendu la voix de mon père, il s’est redressé sur son lit de mort et a crié « TANTE JU ! » en écarquillant les yeux.
Lorsque j’aurai le temps et le cœur, je trierai et compilerai toutes les petites enveloppes recueillies de mon père. En attendant, en voici déjà une que j’adore, savoureuse comme une micro-nouvelle, presque une parabole animalière sur les familles recomposées, en tout cas un conte paysan dont l’héroïne est, bien sûr, la tante Ju.
LE PORCELET-CABRI DE MA TANTE JU
(1) – Note de Fabrice. Je m’empresse de demander à Google : « la truie (comme tous les porcins) possède de 6 à 18 mamelles, avec une moyenne de 14 » – source : Ça m’intéresse.
Je crois que je vous ai déjà raconté cette histoire, mais je recommence.
Donc autour des années 1950, la truie que ma tante Ju élevait pour sa consommation personnelle enfanta un certain nombre de petits porcelets.
Il faut savoir que les truies ont sous le ventre deux rangées de tétines, ce qui leur en fait 10 ou 12 au total, je ne me rappelle plus exactement (1).
Chacun des porcelets nouveau-nés s’attribue, dès que sorti, une mamelle et la garde pour lui, la reconnaissant à l’odeur. S’il apparaît un porcelet de plus que le nombre de mamelles, il est privé de lait et doit finir par mourir.
Connaissant le problème, et prise de pitié, ma tante Ju attribua ce porcelet surnuméraire à une chèvre, dont on venait de manger le chevreau. Oui, c’est dur, mais c’est la vie à la campagne.
La chèvre adopta ce petit et l’allaita consciencieusement, comme s’il eût été un authentique caprin. Il ne téta donc que le jour, puisqu’en coutume de chèvre la nuit c’est fait pour dormir, et du lait plus riche en calcium et en phosphore, et plus pauvre en lipides. Tant et si bien qu’il devint gracile et dégingandé par rapport à ses frères de sang.
Ceux-ci furent mangés ou vendus les uns après les autres. Cependant le porcelet-cabri continuait à grandir et non pas à grossir. Il était vif et joueur comme un chevreau. Je le revois encore, fouinant la maison, y compris dans la cuisine (qu’en patois on appelle la Maïsoun) et s’en faisant chasser à coups de pied au cul, chaque fois manqué, parce que ce n’est pas facile de botter le cul d’un chevreau.
Mais il finit par grossir, son destin de porcelet reprenait le dessus, et on finit par le manger. La vie est dure mais c’est la vie.
Comme quoi, l’allaitement c’est la finition de l’enfant. C’est pourquoi il convient que les mamans allaitent leur enfant au sein, au lait de femme, entre autres riche en sucre et pauvre en graisse, si elles veulent avoir des petits humains et non pas des petits veaux. Mais ce que j’en dis…
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Post-scriptum une saison plus tard, 20 mars 2024, jour du printemps :
La compilation des mémoires de mon père est prête, je l’envoie par mail à qui en veut.
Cette nuit, j’ai rendu visite à mon père sur son lit d’hôpital.
J’étais content de discuter avec lui, comme d’habitude de tout et de rien, même si sa voix commençait à être difficilement intelligible. Je tendais l’oreille et je prenais garde à ne pas trop évoquer l’actualité : la guerre approche, elle gronde au loin, elle arrive presque sous les fenêtres de l’hôpital, à quoi bon dans son état le tourmenter ?Soudain je réalise que son alliance a disparu de son annulaire. Je suis révolté : j’aurai beau l’en préserver, il n’échappera donc pas à la guerre qui vient, puisque des pillards n’ont pas hésité à s’introduire dans l’hôpital pour dépouiller des mourants ! Je lui exprime mon indignation, en des termes que je choisis modérés pour ne pas l’inquiéter, mais tout de même…Il regarde son doigt nu et un peu décharné, secoue la tête, et me dit : « On s’en fout… Aucune importance… Qu’ils la gardent… Quel bien ça me fera d’être enterré avec… »
Je me réveille et me souviens qu’il est enterré, avec ou sans son alliance je l’ignore, depuis trois mois.
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