Accéder à la culture, faire siens des objets culturels, ce n’est pas les ingurgiter un à un, accumuler une chose puis la suivante.
C’est tirer des fils et tisser des liens.
Ce n’est pas juxtaposer, c’est alimenter une dialectique.
(Je suis en train de m’autociter sans vergogne, étant sur ce point d’accord avec moi-même.)
Le risque de l’association d’idées débridée est de sombrer dans l’apophénie, de tisser des liens entre tout et n’importe quoi et réciproquement, liens paranoïdes qui révèlent davantage la personnalité ou l’agenda de celui qui reçoit les œuvres que les œuvres elles-mêmes. J’avoue que je sombre régulièrement dans ce risque de l’apophénie et, circonstance aggravante, je dispose d’un blog pour m’y complaire.
Exemple entre mille. J’ai, à quelques jours d’écart, vu/lu un film et livre qui a priori n’avaient rien en commun sinon de me passer sous les yeux simultanément. L’apophénie fait le reste : ah mais c’est pareil en fait.
1) Le film : Mr. Nobody (Jaco Van Dormael, 2009)
Au départ était un autre film, que j’ai vu et projeté par hasard (puisque je continue mon job de projectionniste au village un lundi sur deux). Au petit bonheur : parfois je me réjouis du film, parfois je m’emmerde et me contente de me souvenir que j’aime le cinéma en général même quand je n’aime pas tel film en particulier. Ce lundi soir, j’ai adoré ce que j’ai vu : Le tourbillon de la vie d’Olivier Treiner. Typiquement le film ni attendu ni repéré, que je ne serais pas allé voir en ville, que je projette fortuitement et sans m’être renseigné le moins du monde, même pas lu de critiques. Le titre est un peu con, beaucoup trop référencé (on pense forcément à la chanson de Jeanne Moreau dans Jules & Jim alors que ça n’a quasi-rien à voir), et l’affiche est un peu moche…
Or voilà que le film est formidable. Il est à la fois très conceptuel, très prise de tête, et pourtant limpide, évident, bouleversant à chialer, un bon gros mélo mais, comment dire sans spoïler, un mélo virtuel, et d’autant plus mélancolique, comme est mélancolique la chanson Les passantes de Brassens sur les amours qu’on n’a même pas perdues puisqu’on ne les a pas eues. Le film réussit sur les deux tableaux, l’idée et l’émotion. Et puis l’actrice, Lou de Laâge, est géniale, changeant de tête cent fois, autant qu’elle change de vie, cent nuances. Ce film qui parle de nos vies non vécues, ou bien vécues dans des univers parallèles, m’a bien sûr fait penser à la saison 6 de Lost. Je l’ai trouvé au même niveau, soit assez haut.
Je m’en ouvre à une copine, fondue de Lost comme moi. Elle me dit, parce qu’elle compose ses propres apohénies et chacun les siennes, c’est intime ces histoires-là : Ah, d’accord, le pitch me fait penser à un film que j’aime bien, Mr. Nobody.
Ni une ni deux je me procure ledit Nobody. Verdict : le film est visuellement et formellement époustouflant, avec une idée par image, bombardement épuisant sur 2h40 (puisque j’ai choisi de regarder la version longue), d’une richesse étourdissante… et pourtant j’ai préféré le Tourbillon de la vie, sans doute justement parce qu’il est plus simple, plus modeste, et ne se sent pas obligé d’expliquer sans cesse ce qu’il est en train de faire au moyen de rationalisation de science-fiction. J’ai l’impression que Mr Nobody complexifie à loisir son propos et dit de façon toujours plus compliquée des choses simples. Que le héros, Nemo Nobody, ait accès à ses vies parallèles, ok, j’adore, très fertile et romanesque, mais à quoi bon lui donner divers pouvoirs supplémentaire, notamment celui, radical, de ne PAS mourir et de repartir en marche arrière ? Cette conclusion me semble nier le tragique de la vie, c’est là pirouette simplette et optimiste comme une religion qui promet la vie éternelle. Oui, c’est ça, exactement comme une religion, Mr Nobody se réduit finalement à une fable qui nie la mort. Le Tourbillon, de ce point de vue, me semble plus « sage » et je veux dire : plus mûr.
Car lorsqu’on a évacué le tragique, plus rien n’a d’importance, et l’émotion aussi s’en va. La fin du Tourbillon m’a ému aux larmes tandis que celle de Nobody m’a juste fait « Ah ouais bon d’accord » .
2) Le livre : Riquet à la Houppe (Amélie Nothomb, 2016)
Là encore, je viens à cette œuvre via une autre. Je retourne régulièrement aux contes, et repars toujours d’eux. J’adore depuis, ma foi, toujours, le Riquet à la Houppe de Perrault qui m’a expliqué tout ce que j’avais besoin de savoir sur l’esprit que l’on prête à la beauté, sans que l’on ne prête de beauté à l’esprit. Le conte ne pense pas pour vous, il est plus ambigu que cela, il vous fournit des cadres de pensée. Riquet à la Houppe aide à penser la libido et quelques-unes de ses mille situations, par exemple le sex-appeal des intellectuels (qui porte un nom : la sapiosexualité), ou, inversement, l’opinion sur la crise socio-économico-géopolitique que l’on sollicite, fébrile, auprès des top-models 90-60-90.
Amélie Nothomb en a écrit une version contemporaine ? Elle a quelque chose à dire sur le sujet ? Fort bien, je me plonge.
J’aime la Nothomb et comme je n’en nourris jamais de trop hautes espérances, elle ne me déçoit pas. Je la lis comme on boit un rosé, ce ne sera pas un grand cru, tant pis, mais qu’est-ce que ça fait du bien par où ça passe, sympathique et rafraichissant (cf. une autre lecture d’un autre Nothomb ici, jour 80).
Dans ce Riquet-là, je retrouve avec plaisir son allant et son excentricité, quoique je continue de préférer ses autobios à ses romans. Par exemple, j’aime beaucoup ce qu’elle raconte de la prime enfance de Déodat Eider (le nom de son Riquet), ce sentiment de plénitude et de toute-puissance de l’enfant avant le langage, qui regarde les adultes comme une bizarrerie, sauf qu’elle l’avait déjà raconté, et en mieux je crois me souvenir, à propos d’elle-même dans la Métaphysique des tubes.
Dans le dernier chapitre de Riquet, elle parle soudain à la première personne et j’adore tout ce qu’elle me dit.
En tout cas j’ai apprécié son hommage, sincère et pertinent, au conte originel, dont elle salue « l’exquise absence de morale » , elle peut glisser à l’intérieur, comme si elle était chez elle, sa propre candeur et sa propre fantaisie.
3) L’apophénie
Je n’ai pas pu m’empêcher (je ne peux jamais m’empêcher) d’apophéniser, c’en est presque pathologique. Ainsi je vois très bien les points communs entre Nobody et Riquet, et surtout sur leur facteur commun qui fait que j’ai trouvé ces deux œuvres distrayantes-sans-plus : les noms des personnages. Personne, dans la vraie vie, ne peut s’appeler « Nemo Nobody » (Personne Personne) ni « Déodat Eider » (un nom d’oiseau, évidemment). Non plus que « Trémière » ou « Lierre » (autres personnages dans le Riquet : Nothomb est coutumière des noms de personnages impossibles), etc. Dans les deux cas, les auteurs soulignent, voire surlignent, à coups de noms archi-signifiants, l’idée qui a présidé à la fabrication des personnages, comme s’ils dévoilaient les coulisses. C’est aussi cela qui tient à distance mes émotions, l’impression de me trouver trop clairement face à des idées et non face à des personnages romanesques.
Commentaires récents