Âme slave
Oleksandra Matviichuk, avocate ukrainienne, reçoit le prix Nobel de la paix 2022… Formidable. Hélas la fortune de la TNT ne fera pas taire les bombes.
Je viens de lire avec fébrilité et terreur Z comme zombie de Iegor Gran, brûlot qui parle moins des films de Romero que de l’imaginaire russe, ledit Z étant celui qui orne les chars russes, devenu signe de ralliement nationaliste. Risquons le cliché : l’« âme russe » est admirable sans doute, pittoresque et poétique (ah Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov)… mais démentielle, délirante, ivre, paranoïaque, totalitaire, impérialiste et, pour l’heure, criminelle.
Moi qui déjà suis lecteur assidu des chroniques d’André Markowicz sur la guerre en Ukraine, je me vautre dans un cliché voisin du premier après lecture de Iegor Gran puisque me voici désormais convaincu qu’il est indispensable d’être au moins UN PEU russe, ainsi qu’un peu écrivain, pour tenter de décortiquer l’actuelle bouillie de la pensée russe. Markowicz et Gran qui cochent les deux cases (troisième exemple : Emmanuel Carrère – lisez Limonov) parviennent ainsi à la même conclusion, qu’un non-russe tel que moi (je suis certes un peu écrivain, mais cette qualité seule est insuffisante) ne se permettrait pas : perdre cette foutue guerre serait (sera ?) salutaire pour mettre un peu de plomb dans le crâne des Russes, leur recoller les pieds sur terre, les vexer.
Je me passionne pour la notion de vérité d’état, qui est le contraire de la vérité, ainsi que pour les mensonges en général (cf. le feuilleton du Fond du tiroir sur l’archéologie littéraire des fake news)… Dans Z comme Zombie, on peut dire qu’à chaque page je suis à la fois comblé et écœuré à vomir, merci. Les Russes ont inventé le village Potemkine, on dirait à présent que la Russie est un pays Potemkine dans un monde Potemkine.
Mais outre la disparition du lien avec le réel (Le faux est partout, Iegor Gran p. 129), ce pamphlet éclaire de nombreux autres recoins sombres de l’époque globale. Par exemple je relève au vol dans la presse ceci : « Hausse de 28 % des atteintes à la probité enregistrées en France entre 2016 et 2021. Ces atteintes regroupent les infractions de corruption, de trafic d’influence, de prise illégale d’intérêts, de détournement de fonds publics, de favoritisme et de concussion. » (lemonde.fr, 27 octobre 2022)
Je suppose que la globalisation et la banalisation de la malhonnêteté des riches (ainsi que de ceux qui veulent devenir riches), est contemporaine de la globalisation et la banalisation des pipeaux de propagande, deux symptôme d’un même mouvement de fond, et je m’empresse de mettre cette info directement en lien avec un extrait de Z comme Zombies lu le même jour :
Détester l’Occident tout en étant totalement inféodés à la consommation des produits occidentaux – la schizophrénie des Russes atteint une perfection dans la démesure de leur dépendance à ces deux mamelles qui font le sel de leur existence. Le boycott des marques par les citoyens consommateurs, tel qu’on le rencontre périodiquement en Occident, est impensable ici ; il serait perçu comme une maladie mentale. Vous ne trouverez pas un seul zombie qui militerait pour la décroissance ou la limitation volontaire de la consommation personnelle pour protéger les ressources naturelles, limiter la souffrance animale ou réduire l’empreinte carbone. On vomit l’Occident et on bave devant ses produits avec un élan identique et une sincérité que l’on pourrait qualifier d’enfantine tellement la contradiction, pourtant flagrante, entre ces deux positions reste dans l’angle mort de la plupart des russes. (p. 130)
Quand les Russes constatent que les plus grands yachts du monde, les plus beaux châteaux, les montres de collection les plus rares appartiennent à des oligarques et des fonctionnaires russes, ce n’est pas de la jalousie qu’ils ressentent mais du contentement, comme s’ils étaient eux aussi, par ricochet, des rayons de soleil, baignés dans ces reflets d’or. Loin de remarquer que toute cette richesse provient de la spoliation dont ils ont été victimes, ils ont une admiration candide pour Abramovitch, Ousmanov, Deripaska, Potanine [litanie de noms d’oligarques] et les autres, car ce sont des gars « qui en ont », et c’est pourquoi ils sont en train de s’offrir l’Occident, qui se soumet – suprême jouissance !
Les inégalités ? Mais c’est encore heureux qu’il y en ait ; les inégalités sont une preuve du dynamisme de nos élites, de leur roublardise, de leur supériorité darwinienne sur les miséreux losers, ces lokhi comme on les appelle péjorativement depuis les années 1990. Un lokh, c’est celui qui se fait entuber, celui qui travaille dur et gagne peu, qui subit, le tâcheron, le minable que la vie économique exploite. Par extension, on classe en lokh le type honnête, l’idéaliste naïf, celui qui s’abstient de voler l’État ou l’entreprise où il travaille, celui qui n’a aucun passe-droit et peu de relations. Il ne mérite aucune compassion, aucune pitié – c’est un lokh ! (…) Proposez [aux Russes] d’échanger leurs ultra-riches parasites contre des minima sociaux dignes de ce nom et ils vous traiteront de populiste, de dictateur, d’envieux, de gauchiste et de lokh. (pp. 139-141)
Au temps pour l’idiosyncrasie russe. Pour le coup, je contredis ce que j’ai écrit plus haut. Ici les caractéristiques de l’âme russe semblent familières, très partagées, et un peu françaises aussi. Macroniennes, à tout le moins.
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