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Tout ça n’empêche pas, Nicolas

31/05/2021 Aucun commentaire
« Le cri du peuple », Tardi, Vautrin, édition intégrale, 2021.
Édition initiale en quatre tomes, 2001-2004.

Il y a 150 ans, la Semaine Sanglante mettait un terme à un bref régime politique, la république sociale appelée Commune de Paris. La France a-t-elle été à nouveau de gauche depuis, ou bien l’hécatombe puis le Sacré-cœur lui ont-ils servi de leçon ?

Depuis plusieurs semaines je lis tout ce qui circule sur l’histoire de la Commune (pratiquement pas d’hommages officiels, peu d’échos médiatiques, à part chez les gauchistes genre Là-bas si j’y suis qui relaie les formidables causeries d’Henri Guillemin)…

La Commune est cette expérience de deux mois et dix jours qui a malgré la guerre sans trêve énormément inventé (la laïcité 35 ans avant la loi de séparation de l’Église et de l’État… l’école gratuite et obligatoire 10 ans avant Ferry… la gratuité des loyers en temps de crise 75 ans avant l’inscription du droit au logement dans le droit français… le salaire minimum envisagé 80 ans avant l’invention du SMIG… les élus sommés de rendre des comptes des décennies avant les refrains sur la transparence ou la démocratie participative… l’autogestion dans les entreprises un siècle avant mai 68… l’autonomie locale anti-jacobine 110 ans avant la décentralisation… l’émancipation des femmes et l’égalité des sexes une éternité avant tout le monde…) puis qui a été éventrée et noyée dans son sang par une guerre civile aussi abominable et dégueulasse que n’importe quelle guerre civile. Peut-être même un peu plus dégueulasse, puisque survenant dans la foulée d’une guerre traditionnelle, entre états, guerre perdue par la France, ce qui autorise à interpréter les massacres de Paris en tant que match retour : l’ignoble armée française, humiliée par sa déculottée face aux Prussiens, se venge sur le peuple parisien. Voyez, elle l’a gagnée, la guerre, finalement, elle a sauvé la République. Bilan selon les derniers décomptes : 877 morts dans le camp Versaillais, entre 5 700 et 7 400 morts dans le camp communard, certains historiens parlent même de 20 000 morts durant la semaine sanglante, mais ceux-là sont manifestement de parti pris, et puis les charniers entassant les cadavres de façon trop désordonnée pour apporter davantage de précision.

En chemin une révélation m’éblouit : je constate que quasiment tout ce que je sais de la Commune, je l’ai appris par des lectures personnelles (Vallès bien sûr, Vautrin, Tardi, Hugo, Louise Michel, Gustave Courbet…). Ou, un peu, par des chansons transmises le long d’une tradition familiale – je me souviens du 33 tours La Commune en chantant, qui traînait chez mes parents et se terminait par Le Temps des cerises (je ne comprenais d’ailleurs pas ce que cette chanson pop, parlant d’amour et de mélancolie venait foutre ici, qu’avait-elle donc d’historique ou de politique ? Bien plus tard, je m’en souviendrai en citant cette chanson dans les Giètes, car une fois la maturité acquise j’aurai compris qu’après l’histoire et la politique demeurent l’amour et la mélancolie). En tout état de cause je ne me souviens pas avoir entendu un traitre mot à propos de la Commune lors de mon long cursus scolaire et universitaire. Cette lacune est, en soi, une trahison des valeurs de la Commune, qui ne croyait en rien davantage qu’en l’éducation.

L’extravagante amnésie de ces semaines où l’armée Française a exécuté des Français qui tentaient de changer le monde et la vie publique est un tabou, extraordinairement louche… Imaginons, en outrant à peine la comparaison, que les élèves espagnols n’abordent jamais la période 1936-1939, les Anglais la période 1642-1651, les Américains la période 1861-1865, ou les habitants de toute la péninsule balkanique la période 1991-2002.

Les domaines sont pourtant innombrables où la Commune a servi de prototype et de laboratoire, et pourrait continuer de nous dispenser leçons et avertissements. Ses fugaces victoires énumérées trois paragraphes plus haut, son martyre atroce, mais également ses flagrants échecs : ses tiraillements internes, la fatale impossibilité de l’union de la gauche, vouée à la faillite… En 1871 comme au XXIe siècle dès que la gauche a le pouvoir elle se fragmente en on-ne-sait combien de factions qui se détestent et se foutent sur la gueule. Tandis qu’en face l’union de la droite est très facile à établir sur une communauté d’intérêts économiques – à l’époque de la Commune : la collusion entre conservateurs, arrivistes et gens de bien, bourgeois Versaillais et République des banquiers, partisans de l’ordre, des affaires et de l’Église ; à notre époque : euh, eh ben, les mêmes, rigoureusement… Aujourd’hui ils s’appellent la République en Marche.

Finalement ma question contenait sa propre réponse : pourquoi oublie-t-on la Commune ? Eh bien, parce que depuis lors les Versaillais ont, globalement, conservé le pouvoir sans partage, et répriment toujours les prétentions démocratiques du peuple à participer au pouvoir. Quand on voit la police éborgner les Gilets jaunes, quand on voit l’arrogance et le képi du préfet Lallement, on ne peut s’empêcher de penser à l’armée d’Adolphe Thiers chargeant les fédérés, l’objectif et la méthode sont les mêmes : remettre manu militari le peuple à sa place, l’infantiliser. Que le peuple ne soit jamais adulte. Laissez-nous faire, nous sommes des professionnels, nous savons mieux que vous ce qui est bon pour vous. Ce qui est bon pour vous : nos profits. Mais si, je vous assure, nos profits sont bons pour vous, grâce à un phénomène magique tout-à-fait intéressant, qui s’appelle le ruissellement. Un peu comme quand vous pissez contre un mur, vous y en a comprendre ou vous y en a vouloir un flashball dans l’oeil ?

Pardon, je m’égare.

Victor Hugo, en ce temps-là homme politique autant qu’écrivain, n’a pas été communard mais pour autant a été moins odieux que bien d’autres littérateurs vomissant la Commune, y compris parmi des réputés progressistes comme George Sand ou Émile Zola (je ne mentionne même pas Flaubert puisqu’il n’a jamais revendiqué son appartenance au camp progressiste, sceptique qu’il était envers le suffrage universel). Hugo a écrit en pleine épuration des fédérés, pendant qu’on les envoyait en Nouvelle Calédonie, que tout communard en fuite pourrait frapper à sa porte, et trouver un refuge chez lui. Grande classe, Victor Hugo. Il a eu, une fois encore, le génie de la formule et de la rhétorique contradictoire : « La Commune est une bonne chose mal faite. » (lettre d’Hugo de juillet 1871 citée par Robert Badinter ici) Il trouve aussi des mots grandioses pour évoquer l’une des grandes héroïnes de la Commune : Louise Michel, la Viro Major (plus grande qu’un homme). Hugo s’incline, il a trouvé son maître, et pas seulement sa maîtresse. Louise Michel est aussi digne que lui d’entrer au Panthéon, sauf que nous attendons toujours.

Quatre citations fondamentales :

La question des femmes est, surtout à l’heure actuelle, inséparable de la question de l’humanité. (…)
Si l’égalité entre les deux sexes était reconnue, ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine. En attendant, la femme est toujours, comme le disait le vieux Molière, le potage de l’homme. Le sexe fort descend jusqu’à flatter l’autre en le qualifiant de beau sexe. Il y a fichtre longtemps que nous avons fait justice de cette force-là, et nous sommes pas mal de révoltées.
Mémoires de Louise Michel, 1886

Je suis ambitieuse pour l’humanité ; moi je voudrais que tout le monde fût artiste, assez poète pour que la vanité humaine disparût.
Plaidoirie, audience du 22 juin 1883

Elle [la Commune] est en réalité depuis toujours, sous tous les noms que prend la révolte, à travers les âges, cette union des spoliés contre les spoliateurs ; mais à certaines époques telles que 71 et maintenant, elle frémit davantage devant des crimes plus grands, ou peut-être, il est l’heure de briser un anneau de la longue chaîne d’esclavage.
(La Commune, édition La Découverte, 2015)

Si un pouvoir quelconque pouvait faire quelque chose, c’était bien la Commune composée d’hommes d’intelligence, de courage, d’une incroyable honnêteté et qui avaient donné d’incontestables preuves de dévouement et d’énergie. Le pouvoir les annihila, ne leur laissant plus d’implacable volonté que pour le sacrifice. C’est que le pouvoir est maudit et c’est pour cela que je suis anarchiste.
(id.)

Le pouvoir est maudit. Ce dernier aphorisme est sublime, il parle de politique, donc de vous, de moi, de 1871, de 2021.

Réflexions sur la question dépressive

26/05/2021 Aucun commentaire

Mercredi, à nouveau jour du cinéma. On dira ce qu’on veut, le monde d’avant avait quelques bons côtés. Je reviens du cinoche, chez moi pile à l’heure du couvre-feu… Ah l’immense joie ! Qu’est-ce que ça m’avait manqué ! Acheter mon billet, traverser le couloir feutré et orné d’affiches, m’asseoir, attendre que la salle s’éteigne… C’est parti… Je pars… J’aurais été prêt à aller voir n’importe quoi, un navet s’il l’avait fallu, mais, en plus, le film était excellent : Drunk, le dernier Thomas Vinterberg, rescapé du Cannes 2020 fantôme. Je l’ai trouvé excellent, pertinent, nuancé sur un sujet qui pourrait ne pas l’être (l’alcool), jamais cynique (or le cynisme est une pente dangereuse chez Vinterberg) et magistralement joué. Je regrette juste un happy-end sentimental par texto, qui m’a paru inutile mais c’est pour faire la fine bouche.

Mads Mikkelsen se montre particulièrement brillant dans son interprétation d’un personnage terne, déployant les facettes d’un mec paumé, fort et faillible, miné et encore plein de ressource, en crise. Et son incarnation de la dépression, de ses gestes, de ses postures, de ses lenteurs, surtout dans la première demi-heure du film, m’a plongé dans diverses réflexions sur la dépression en général, la mienne en particulier. Le cinéma nous manquait parce qu’il est un miroir, aussi.

Quand bien même Les Dépressifs Anonymes n’existent pas, je crois qu’il en irait de la dépression un peu comme de l’alcoolisme : les membres se reconnaîtraient entre eux et chacun pourrait être invité à se présenter au cercle comme ontologiquement porteur du maudit truc, y compris lorsqu’il n’a pas connu de symptômes depuis lurette, car on n’est pas un ex-dépressif, au mieux on est un dépressif en rémission :
– Bonjour, je m’appelle Fabrice, je suis dépressif. Je suis abstinent depuis deux ans et demi.
– (en choeur) Bonjour, Fabrice !

Je ne sais quand surviendra la prochaine crise. Je sais juste qu’elle surviendra. Je me sais ainsi et je vis avec. Parfois j’en parle : la dépression est bien des choses mais pas un tabou. Parfois j’en profite pour évoquer Plastic Bertrand, ce qui prouve que la dépression mène à tout. La dépression n’a pas que des inconvénients, elle apporte une sorte bizarre de lucidité (sur notre fragilité, notamment). Pour autant je ne la conseillerais à personne. J’ai la chance de m’en être, pour l’heure, un peu éloigné, grâce à certains événements qui me maintiennent droit (je ne sais plus si je vous en ai parlé ? je viens de publier un livre), grâce aussi à ce que, dans Lost, on appelle la constante. C’est-à-dire une idée, ou une image, ou une valeur, ou un amour, qui, en subsistant dans un monde qui s’effondre depuis toujours, nous permet de nous recentrer, et de préférer être vivant que mort.

Or, grâce à Mads Mikkelsen et à son jeu d’acteur si éloquent et muet, je suis en mesure de formuler une définition toute simple de la dépression : c’est quand on n’est plus capable d’être heureux. Voilà ce à quoi la dépression empêche d’accéder : la conviction qu’heureux est l’état naturel de la vie sur terre, et que tout autre état relève d’un accident de parcours.
Hélas ! mes pauvres enfants, où êtes-vous venus ? Savez-vous bien que c’ est ici la maison d’un Ogre ?

Une anecdote. Avertissement aux âmes prudes : elle est crade, bouchez-vous le nez. Elle parle de caca. Lorsque je suggérais que la dépression est une forme de lucidité, c’était aussi parce qu’elle nous renvoie à la vérité de nos organes.

Durant l’hiver 2018-2019, période que j’ai identifiée comme le fond de mon gouffre perso, un beau matin assis sur le trône, je fais mon caca, je me retourne, et je vois du sang dans la cuvette. Je m’effondre en larmes, je me dis que tout est foutu, que je vais crever, cancer colo-rectal, agonie longue et sale, etc. Je pleure pendant des jours sans en parler à personne. (Bref j’étais en train de mourir.) Et puis soudain la semaine dernière, un autre beau matin assis sur le trône, voilà-t-y-pas que je fais mon caca, que je me retourne et que je constate du sang dans la cuvette. J’éclate de rire, dis donc ! Je me dis : « Ah ben ça alors, encore une hémorroïde qui fait des siennes la coquine, un vaisseau qui pète ! Ah ah ah trop rigolo ! Attends, laisse-moi regarder, c’est vraiment intéressant ! En plus, le rouge c’est ma préférée couleur ! Oh ben dis donc elle se marie trop bien avec le marron ! Allez je tire la chasse, salut-salut caca rouge ! » (Bref j’étais en train de vivre.)

Et c’est ainsi que j’ai constaté avec satisfaction que, pour l’heure, je ne suis plus du tout dépressif. Le bonheur est possible, il n’a aucun rapport avec quelques gouttes de sang par l’anus. La vérité fondamentale est que nous sommes toujours, tout le temps, en train de vivre ; ce faisant nous sommes toujours, tout le temps, en train de mourir. La dépression est une vision du monde.

Cet article est spécialement dédicacé à qui se reconnaîtra.

Nos lecteurs rectifient d’eux-mêmes

24/05/2021 un commentaire

Un monsieur m’aborde. Il souhaite me parler de l’un de mes livres. Je vous en prie, volontiers, je vous écoute. L’expérience est rare, la plupart du temps agréable, aujourd’hui carrément exceptionnelle puisque le livre dont ce monsieur souhaite m’entretenir est celui dont personne ne me parle jamais : Jean II le Bon, séquelle (Thierry-Magnier, 2010). Roman qui s’est soldé par un bide absolu, mon fiasco le plus retentissant (si l’on excepte naturellement ceux parus au Fond du Tiroir), disparu depuis longtemps, pilonné par l’éditeur, introuvable mais heureusement non cherché, cancellé y compris sur la page qui m’est consacrée chez Thierry-Magnier, oublié comme s’il n’avait jamais existé.

Cinq ans plus tôt, j’avais publié Jean Ier le Posthume, roman historique, de nos jours tout aussi épuisé que son frère mais qui en son temps avait rencontré un petit succès, à ma mesure. Des lecteurs venaient m’en parler, c’est pour dire. J’avais pensé : J’ai réussi mon coup, j’ai trouvé la bonne formule, le bon dosage entre le divertissement et la profondeur, la tradition et l’originalité. Tiens, et si j’écrivais la suite ? Je n’ai pas épuisé le sujet, j’ai envie de le mettre cul-par-dessus-tête pour voir ce qui se cache en-dessous. Puisque cinq ans ont passé, je vais prendre les personnages cinq ans plus tard, ils ne seront plus des enfants mais des ados, ils se poseront les mêmes questions fondamentales, sur eux, sur le monde qui les entoure, sur le geste de création, mais forcément les réponses seront différentes… Jean Ier était un livre sur l’enfance et la prédestination sociale, Jean II sera le contraire, un livre sur l’adolescence et le libre arbitre !

Mon idée géniale était complètement pourrie : j’avais oublié que la littérature jeunesse est segmentée, l’on écrit soit un livre pour enfants, soit un livre pour ados, mais un livre pour ados qui serait la suite d’un livre pour enfants, ça n’existe pas. La preuve. Peu après, une conversation avec une grande dame de la littérature jeunesse, à juste titre aimée de tous et de moi-même (promue entre temps chevalière de la Légion d’honneur) avait enfoncé le clou : mon livre ne serait pas lu parce qu’il était illisible. Je m’étais fait une raison, je m’efforcerais d’oublier Jean II le bon, séquelle, comme tout le monde.

Or aujourd’hui ce monsieur m’aborde et me déclare ce que personne ne m’a jamais déclaré : « J’ai lu votre diptyque, Jean Ier et Jean II. Je vous avoue que le premier m’a un peu laissé sur ma faim, un peu court et superficiel… Mais le second ! Bravo, formidable ! Cette fois tout y est ! »

Ah, bon ? Ben ça. Il en faut pour tous les goûts.

Il ouvre le livre sous mes yeux et ajoute : « Toutefois je me suis permis de corriger une petite erreur, voyez, j’ai ajouté ici une note au crayon… »

Page 198 :

ELSA – Décidément, les guerres ne sont pas seulement horribles, elles sont grotesques.
STAN (sentencieux) – « Honni soit qui mal y pense. »
ARTHUR – Pardon ?
STAN – « Honni soit qui mal y pense. » Notre ennemi juré, Édouard II, a fondé le plus prestigieux ordre de chevalerie, le seul en tout cas encore en activité au XXIe siècle. Et la devise de cet ordre, c’est : Honni soit qui mal y pense, c’est-à-dire tant pis pour celui, ou celle (lourd regard à Elsa), qui voit le mal partout.

Refermant le volume, ce lecteur pointu me précise en souriant, tout en élégance et magnanimité : « Il s’agit manifestement d’une coquille, puisque, comme vous le savez, le fondateur de l’Ordre de la Jarretière n’est pas Édouard II mais bien sûr Édouard III, en 1348, le jour de la Saint-George. »

Il en faut pour tous les goûts, y compris pour ceux des véritables amateurs de romans historiques, ceux qui en savent plus long que les auteurs sur les époques convoquées et vérifient qu’on ne profère pas d’âneries ! Merci infiniment pour votre lecture et votre opinion, cher monsieur !

Suite à cet échange, j’ai relu la page incriminée ainsi que d’autres extraits du roman perdu. Et j’ai aimé. Et j’ai été frappé par ce qui m’avait échappé jusqu’à présent.

Après le four de Jean II et l’arrêt de commercialisation de Jean Ier, j’étais persuadé que Magnier ne publierait plus jamais aucun de mes livres, que notre histoire en commun était achevée. Aussi, qu’il accepte l’an dernier, si longtemps après, mon Ainsi parlait Nanabozo m’avait été une sacrée surprise. Or plus je relis, plus je compare, plus la logique me semble évidente, Nanabozo avait sa place naturelle chez Magnier, comme les deux autres. Car il s’agit au fond d’une trilogie. Cette scène où une fille, plus intelligente que les garçons, fustige et moque l’un deux parce qu’il est fasciné par la guerre… Et celui-ci qui observe en silence les conversations des autres, et qui est peut-être bien le personnage principal… Les trois écoliers de Jean Ier, les trois collégiens de Jean II, sont devenus les onze lycéens de Nanabozo. Constante dans chacun des volumes, je les observe dans le stress de leur dernière année, juste avant le grand saut vers l’inconnu : ils sont en CM2 dans Jean Ier, en 3e dans Jean II, en terminale dans Nanabozo. Même pas déçu par mes propres répétition, je reconnais leurs caractères, qui se sont déployés, amplifiés, multipliés. J’ai juste changé les noms et je suis allé encore plus loin, quinze ans plus tard.

Maintenant que je l’ai saisi, l’aspect trilogie est tellement évident que divers signes me sautent aux yeux. La couverture du premier volume, Jean Ier le Posthume, ne mettait-elle pas en scène le personnage principal en train de jouer aux indiens, en tailleur devant son tipi ? Tout était déjà là !

Et je relève, page 93 de Jean II le Bon, séquelle, un dialogue qui, vu d’ici, m’apparaît bizarrement prophétique : oui, à l’évidence, écrire un troisième tome était impossible, sauf à changer de sujet… Sauf à aborder les papes…

ELSA (haussant les sourcils) – En tout cas, au moins une bonne nouvelle, une fois qu’on aura réglé le compte de ce « Jean »-ci le Second, on aura fait le tour de la question : il n’y a que deux « Jean » parmi les rois de France. On évite le risque de faire un jour un « Jean III le Quelque-chose », et tant mieux parce que les séquelles de séquelles, c’est pire que tout.
STAN – Des rois de France, peut-être, mais je te signale que si on regarde les papes, des « Jean » il en vient jusqu’au XXIII…
ELSA – Des papes ?! Pas question ! Les papes ce sont des vieux réacs anti-préservatifs, anti-avortements, et anti-homosexuels ! Tout ça pour nous inciter à faire des enfants, plein d’enfants, onze enfants, toujours plus d’enfants. Moi, je vous préviens, j’aurai jamais d’enfants.
STAN (fasciné) – Je vois pas du tout pourquoi tu nous préviens de ça …

Je me sens ce matin encouragé, optimiste, réconcilié, merci encore, monsieur. Quand bien même Nanabozo serait un bide sans appel (il s’avère que d’ores et déjà, quelques-uns de mes fidèles lecteurs, voire de mes amis, ont décroché, déçus, estimant ce livre pénible et illisible), peut-être qu’un de ces jours, une de ces années, un lecteur m’abordera et me dira en confidence : « Formidable ! Il en faut pour tous les goûts, même le mien. »

Et ta sœur

23/05/2021 2 commentaires

Cette nuit se tenait chez ma mère une réunion de famille et de crise. Ma sœur a disparu depuis plusieurs jours. Nous nous demandions s’il fallait encore l’attendre ou bien lancer l’alerte sans plus tarder, nous échangions nos impressions et théories ainsi, nous énumérions les signes avant-coureurs qui auraient dû nous inquiéter, nous comparions nos souvenirs, quand et comment chacun de nous l’avait vue pour la dernière fois.
Elle avait été aperçue juste avant sa disparition, rôdant dans les parages d’un centre commercial aux fresques recouvertes et nous décidions qu’il fallait débuter l’enquête à cet endroit, mon frère et moi étions prêts à nous mettre en route malgré la nuit et le couvre-feu. Mais je m’effondrais en larmes.

Je me suis réveillé rongé par l’anxiété et il m’a fallu plusieurs minutes pour réaliser que non seulement je ne me souvenais même pas du prénom de ma sueur, ce qui a redoublé ma terreur, mais que je n’avais d’ailleurs jamais eu de sœur.


Lumières : ce rêve a été induit d’une part par la lecture d’une extraordinaire enquête de Florence Aubenas Dans les Cévennes, sur les traces de la femme des bois, où est interviewé un frère à propos de sa sœur disparue ; d’autre part par une récente conversation avec mon frère où l’on se demandait l’un à l’autre si l’on se souvenait des très curieuses fresques, variations sur le Radeau de la Méduse, qui ornaient le centre commercial Grand’Place (Grenoble) dans les années 70 (cf. illustration ci-dessus) et qui ont disparu lorsque ce centre commercial alternatif, à gestion municipale et à vocation culturelle, a été entièrement vendu au privé et normalisé. (Pour en savoir plus sur les 11 fresques réalisées par la Coopérative des Malassis en 1975, cliquer ici.)

Jour J

19/05/2021 Aucun commentaire

Mesdames, messieurs,

J’ai le plaisir un peu fébrile de vous signaler qu’aujourd’hui, mercredi 19 mai, surgit en librairie mon nouveau livre, un roman intitulé Ainsi parlait Nanabozo. Ci-dessus le communiqué de presse conçu par l’éditeur, Thierry Magnier.

Je n’avais rien publié à compte d’éditeur depuis six ans. C’est bien long, six ans. Mais il faut se souvenir que les choses s’étaient déroulées de la façon suivante : un autre mercredi, le 7 janvier 2015 à l’aube, je me réveille d’excellente humeur, riant seul, confiant en l’avenir, candide. En sifflotant je rédige et envoie à tout mon carnet d’adresse, à vous aussi sans doute, un faire-part de naissance béat comme sont tous les faire-parts de naissance, « J’ai la joie etc., nouveau livre blablabla, Fatale Spirale, très beau, Sarbacane, illustrations Jean-Baptiste Bourgois, aujourd’hui en librairie… »

Mon euphorie a duré toute la matinée, avant d’être définitivement ratatinée aux environs de midi lorsque nous sont parvenus les premiers échos médiatiques de la tuerie de Charlie Hebdo, premier acte d’une année 2015 en plomb.

Six ans pour m’en remettre ? En quelque sorte.

Aussi, c’est très prudemment aujourd’hui qu’à votre attention je fanfaronne à mi-voix, une main ramassée autour de la bouche pour ne point trop ébruiter : « Hep ! Psssst ! Oui, vous, là. Youpi ! Nouveau livre blablabla ! Très beau Nanabozo etc. ! Roman qui parle peut-être d’attentat et de fanatisme religieux ! De plein d’autres choses aussi ! Et qui est très rigolo malgré tout ! »

Maintenant que la présente réclame vous est parvenue, attendons. Observons ensemble, si vous le voulez bien, ce qui se passe d’ici ce soir minuit. Soit un attentat ignoble ensanglante la France et ma psyché, et cette fois, promis juré, je retiendrai la leçon superstitieuse, je me garderai de ne plus jamais rien publier, ou du moins de le clamer sur les toits.
Soit tout se passe bien et le 19 mai 2021 ne sera rien d’autre dans notre mémoire collective que ce soulagement de retourner boire un verre en terrasse, par exemple pour fêter l’existence d’un livre à votre disposition dans toutes les bonnes librairies.

Mesdames, messieurs, je vous souhaite, le plus sincèrement du monde, une bonne journée.

Fabrice Vigne

Pour en savoir plus et faire le tour d’Ainsi parlait Nanabozo depuis votre canapé, lire ici.

Frère Ours, Sœur Ourse

17/05/2021 Aucun commentaire

Carambolage ursin dans une pile de livres ! Par coïncidence je lis coup sur coup deux livres prodigieusement différents qui n’ont en commun que leur éloge des ours, et surtout leur stimulante exploration de ce à que pourrait ressembler une hybridation avec notre espèce, une femme-ourse ici, un ours-homme là. De longue date fasciné et admirateur de ces animaux magnifiques et terribles, titans bipèdes et myopes dont la devise semble être Qu’on ne vienne pas m’emmerder, je ferais volontiers de l’ours mon totem, si je prenais la totémisation davantage au sérieux et si je n’avais pas pléthore d’autres candidats au guichet (le pingouin avant tout, la tortue ensuite, le castor un peu, le lapin dernièrement). Et j’ajoute que l’un de mes contes préférés, un de ceux que j’adore raconter afin de le redécouvrir en même temps que mes auditeurs, est L’homme à la peau d’ours des Grimm.

Figure A : l’Ours Barnabé, mon héros, fête ses 40 ans, ses vingt albums et ses innombrables traductions par la publication d’une monographie exégétique passionnante et néanmoins drôle, Tout sur Barnabé, un ours peut en cacher un autre (éditions PLG), écrite par le frère jumeau de l’auteur, car un frère aussi peut en cacher un autre. L’Ours Barnabé, depuis 40 ans, est une source de joie graphique et spirituelle et chacune de ses planches se termine par un sourire d’intelligence sur votre face, essayez, vous verrez. Comme son humour est dénué de méchanceté ou de cynisme, L’Ours Barnabé passe pour une bande dessinée pour enfants. Quel malentendu ! Pourquoi les plaisirs des jeux philosophiques ou optiques ou métaphysiques, ou la pure contemplation du monde, les leçons de choses, seraient-ils réservés aux marmots ? Parce que les adultes seraient trop cons indécrottables ? Non ! Décrottez-vous les yeux, lisez l’Ours Barnabé.

Me permettrais-je, par pur et éhonté orgueil, de rappeler que j’ai co-signé un livre avec le génie à l’œuvre derrière Barnabé, j’ai nommé Philippe Coudray ? Pourquoi se gêner ! La Mèche, écrit par moi-même et illustré par Philippe est toujours en vente au Fond du Tiroir.

Son frère Jean-Luc, fort de sa complicité jumelle mais aussi de son intuition, et de sa vaste et parfois malicieuse culture, propose dans Tout sur Barnabé une analyse fouillée des ressorts comiques et dialectiques de l’œuvre, or l’étude ne gâte rien, au contraire, elle enrichit. Jean-Luc qualifie fort bien Barnabé de « personnage parfait » à qui il ne manque rien, presque abstrait quoique massif, animal mais bonhomme, protecteur et pourtant joueur, heureux et patient, zen et profond, mi-homme-mi ours, mi-naturel mi-culturel. Par exemple, quand Philippe prétend (coquetterie ?) que Barnabé est né ours simplement parce que le pelage rendait le contour du personnage facile à dessiner, Jean-Luc souligne pourtant que l’ours est l’altérité de l’humain par excellence, et rappelle (ce que j’ignorais) que de mémoire d’homme l’ours a eu le statut de roi des animaux jusqu’à ce que les chrétiens l’estiment trop païen et, à la suite d’un putsch conceptuel, le détrônent pour donner la couronne au lion, plus exotique. Transfert imaginaire passionnant ! Oui, Barnabé roi déchu est à la fois païen (proche de la nature) ET antichrétien (proche de la raison). Il est loin du tragique mais il est loin aussi du péché originel… L’ours est une leçon de choses et de sagesse. Ancré dans la nature et doté d’un esprit scientifique, il est tout à la fois notre passé retrouvé et notre futur idéal :

D’une certaine manière, l’ours Barnabé, en tant qu’ours, se situe avant la période religieuse et superstitieuse des humains, et en tant qu’être doué d’humanité, de parole et de réflexion, et donc tourné vers la science, après cette même période de croyances et de mythologie. Il relie la pureté de l’animal qui ne pense pas à la pureté de l’homme contemporain à la pensée scientifique. Or, l’objet de la science, c’est la nature.

Figure B : Nastassja Martin, anthropologue grenobloise spécialiste des populations arctique dans la fertile lignée de Philippe Descola, raconte dans Croire aux fauves (éditions Verticales) comment, à la suite de l’agression d’un ours dans les montagnes du Kamtchatka, elle a perdu une partie de son visage et a gagné une extension de sa psyché. Lors de ce traumatisme, l’ours est entré en elle. Le chamanisme, dont elle n’était jusqu’alors qu’une observatrice savante et occidentale, a pénétré son corps. Son récit est, au sens le plus pur, extraordinaire.

Même si son témoignage est viscéral, évidemment épidermique, elle ne peut s’empêcher de réfléchir aussi en tant qu’universitaire – et l’un n’empêche pas l’autre. À un moment, elle dresse la liste des valeurs que l’ours revêt, et cette liste la fait rire et la déprime parce que ce n’est qu’une liste de mots alors qu’elle éprouve tout dans sa chair qui déborde et pas seulement dans sa tête :

La force. Le courage. La tempérance. Les cycles cosmiques et terrestres. L’animal favori d’Artémis. Le sauvage. La tanière. Le recul. La réflexivité. Le refuge. L’amour. La territorialité. La puissance. La maternité. L’autorité. Le pouvoir. La protection. Et la liste s’allonge. Me voilà dans de beaux draps.

Puis, quelques dizaines de pages plus loin, relatant ses conversations avec Daria, la cheffe de clan évêne qui l’accueille depuis des années à Tvaïan, au bout du monde :

Daria m’a raconté l’effondrement de l’Union soviétique. Elle m’a dit Nastia un jour la lumière s’est éteinte et les esprits sont revenus. Et nous sommes repartis en forêt. (…)
Elle chuchote : Parfois certains animaux font des cadeaux aux humains, lorsqu’ils se sont bien comportés, lorsqu’ils ont bien écouté tout au long de leur vie, lorsqu’ils n’ont pas nourri trop de mauvaises pensées. Elle baisse les yeux, soupire doucement, relève la tête, sourit encore : Toi, tu es le cadeau que les ours nous ont fait en te laissant la vie sauve. (…)
Je suis assise dans la neige au bord de la rivière Icha, je réfléchis aux mots de Daria. Je suis perplexe parce que j’entends deux choses dans ce que Daria m’a dit. La première, qui m’émeut et me touche profondément, qui me rappelle aux raisons de ma présence à Tvaïan. La seconde, qui m’insupporte et me révolte, qui me donne envie de fuir une deuxième fois.
À propos de ce qui me touche. Il y a bien quelque chose d’autre ici, que ce à quoi nous, en Occident, accordons du crédit. Les personnes comme Daria savent qu’elles ne sont pas seules à vivre, sentir, penser, écouter dans la forêt, et que d’autres forces sont à l’œuvre autour d’elles. Il y a ici un vouloir extérieur aux hommes, une intention en dehors de l’humanité. Nous nous trouvons dans un environnement « socialisé en tout lieu parce que parcouru sans relâche » aurait dit mon ancien professeur Philippe Descola. Il a réhabilité le mot animisme pour qualifier et décrire ce type de monde ; moi et d’autres l’avons suivi corps et âme sur ce chemin. Dans la phrase « les ours nous font un cadeau » il y a l’idée qu’un dialogue avec les animaux est possible, quoiqu’il ne se manifeste que rarement sous une forme contrôlable ; il y a aussi l’évidence de vivre dans un monde où tous s’observent, s’écoutent, se souviennent, donnent et reprennent ; il y a encore l’attention quotidienne à d’autres vies que la nôtre ; il y a enfin la raison pour laquelle je suis devenue anthropologue.

Longue vie aux ours, car longue vie aux hommes qui accueillent l’ours en eux. L’ours, comme le loup, est un rival de l’homo sapiens. Quand négocierons-nous avec nos rivaux, pour apprendre d’eux, au lieu de les exterminer ?

La joie du trait

03/05/2021 Aucun commentaire

Hokusai, Les Cent vues du Mont Fuji – Edition Hazan 2020 (direction éditoriale Nelly Delay)

J’aime le dessin. J’aime les livres de dessins. Je fouille, je chine, je prospecte, je découvre en tremblant, je collectionne amoureusement, j’achète compulsivement les livres d’une poignée de dessinateurs. Toujours les mêmes : Crumb, Franquin, Moebius, Baudoin, Kirby.

Et aussi Chaval, Benoît Jacques, Tardi, Schlingo, Reiser, Bretécher, Siné, Willem, Blutch, Guibert, Rochette, Goossens, Menu, Killoffer, Konture, Blanquet, Aristophane, Fabrice Neaud, Marc-Antoine Mathieu, Pierre La Police, Julie Doucet, Sattouf, Larcenet, Thomas Ott, Efix, Vanoli, Lécroart, Viscogliosi, Winshluss…

Et encore Ungerer, Gabrielle Vincent, Bruno Heitz, Nicole Claveloux, Quentin Blake, François Place, Dedieu, Louis Joos, Martin Jarrie, Olivier Balez, Frédéric Marais, Yann Fastier, Gilles Bachelet, Delphine Perret, Antoine Guilloppé, Goya (les estampes, pas les peintures)…

Et puis Winsor McCay, Geof Darrow, Charles Burns, Eisner, Feiffer, Spiegelman, Mazzucchelli, Sikoryak, Chris Ware, Daniel Clowes, Jaime Hernandez, Beto Hernandez, Steve Ditko, Sergio Aragonés, Jim Woodring, Dave Sim, Brian Bolland, Eddie Campbell, Wrightson, Sienkiewicz, ou même cette brute de Frank Miller…

Et je ne suis pas à l’abri de passions nouvelles et météoritiques, Hugues Micol, Ivan brun, Emil Ferris, Frédéric Pajak, Tanxxx, Thomas Ott, Jason Chiga, Christoph Mueller, Henry McCausland, Marcel Bascoulard, ou Bruno Schulz, mort en 1942 mais dont je n’ai appris l’existence que le mois dernier…

Et aussi Pierre Déom, tellement singulier qu’il est une catégorie à lui tout seul…

S’ajoutent, naturellement, les dessinateurs avec qui j’ai eu la chance de cosigner des livres, Philipe Coudray, Jean-Pierre Blanpain, Marilyne Mangione, Romain Sénéchal, Jean-Baptiste Bourgois… Adeline Rognon… Capucine Mazille, bientôt…

Sans oublier Wolinski, Cabu, Charb, Tignous, Honoré. Ces cinq-là sont désormais sacrés (sacrifier et sacraliser, même étymologie) et restent saillants dans ma mémoire pour une raison en supplément de leur génie propre, la vive conscience que le 7 janvier 2015 est le premier jour de notre époque, cette funeste époque où l’on tue des dessinateurs pour des dessins.

Et puis en fin de compte, Crumb, Franquin, Moebius, Baudoin, Kirby.

En somme, je lis les dessins (évidemment, qu’on lit un dessin ! si l’expression vous décontenance vous pouvez descendre à cet arrêt, je ne fais pas de séance de rattrapage) je lis les dessins des mêmes auteurs, du même panthéon, depuis des décennies. Mon goût pour eux, pour leurs traits respectifs, chacun singulier et identifiable dès la moitié du premier coup d’œil, s’enracine dans ma jeunesse voire dans ma prime enfance, mais ce n’est que bien plus tard que j’ai été capable de comprendre et d’analyser la joie sans fin que j’y puise. Une part non négligeable de cette joie repose justement sur la reconnaissance (oh regarde-moi ce paysage, ces hachures et ces nuages, cette simple ligne pour l’horizon au fond du désert, c’est bien du Moebius), mais jouent également des raisons moins superficielles et plus vitales.

J’ai été très marqué par la lecture d’un livre théorique décisif, Understanding Comics, the invisible art par Scott McCloud. Cependant, puisqu’il arrive fréquemment que nous ne nous souvenions que fautivement de ce qui nous a marqués en profondeur, la mémoire recomposant et métabolisant ce qui nous meut à notre usage exclusif, j’étais persuadé que l’extrait de ce livre que je souhaitais citer ici figurait à sa toute fin et lui tenait lieu de conclusion. Pas du tout. Après vérification, il se situe à peine au-delà de la moitié du volume, aux pages 136-137 de mon édition (la première, Kitchen Sink 1993).

McCloud isole six dessins, prélevés dans des styles et des œuvres éminemment disparates, impossibles à confondre, parmi lesquels un autoportrait de Robert Crumb, un personnage des Peanuts de Schulz (prénom Charles M., pas Bruno) et une version du Cri d’Edvard Munch (cette œuvre n’est pas qu’une peinture, Munch en ayant réalisé cinq versions : deux peintures, un pastel, un au crayon et une lithographie). McCloud opère ensuite une observation de détail au microscope, ou pour mieux dire un zoom avant : chacun des six dessins est agrandi successivement cinq fois. Or à la cinquième étape, ils sont devenus indistincts, puisqu’on n’a plus sous les yeux que la frontière entre le trait noir et la page blanche.

Cette démonstration implacable, où l’on bascule six fois dans un outrenoir absolu façon Soulages, me fait gamberger depuis 1992. Quel que soit le dessin, quel que soit le dessinateur, quelle que soit l’intention et même quel que soit le talent, un dessin est toujours (n’est jamais que) de l’encre sur le papier. Un geste toujours similaire, qui pose du noir sur du blanc ; une volonté toujours comparable de faire surgir par la magie du plus grand contraste possible, quelque chose plutôt que rien. Le dessin est, tout simplement, un rapport au monde. Un lien. Une vision du monde, un Weltanschauung. Une chose dessinée est une chose pensée, synthétisée, que l’auteur me donne à voir, à sentir, à saisir. Je prends, je comprends. Métaphysique du trait : l’encre jetée sur la feuille partage le monde en deux, élit ce que l’on peut en connaître et réserve ce que l’on ne connaît pas encore.

Le trait sur le papier est ontologiquement une abstraction, au moins une stylisation, puisque dans la nature, à l’œil nu, les objets ne sont pas détourés par un trait noir – ils sont, vérifiez autour de vous, des confrontations de milliers de couleurs bord à bord, des jeux de lumière infinis, et c’est pourquoi la peinture est sans doute un art plus sophistiqué que le dessin, une confrontation au réel plus ambitieuse. Si pourtant je suis, au fond, davantage sensible au dessin qu’à la peinture, c’est peut-être parce que ce contraste maximal du noir sur le blanc suffit à mon épanouissement esthétique, émotionnel, intellectuel et sensuel : point n’est besoin d’ajouter l’arc en ciel. Je suppose que s’immisce aussi un argument politique, le dessin étant plus démocratique que la peinture. Mais c’est surtout l’accès direct au geste, à la main même de l’artiste, à son idée pure, non recouverte des gouaches qui attirent l’œil et la diversion, qui me fascine et me comble.

(« Cela-va-sans-dire-et-ira-encore-mieux-en-le-disant », le raisonnement qui précède s’appliquerait à la littérature aussi bien qu’à la bande dessinée : le moindre mot pareillement couché sur le papier devient un lien entre la chose ainsi désignée et moi. Et la façon que l’auteur a de l’écrire est sa propre vision du monde qu’il me donne en partage. Pour un roman comme pour une bande dessinée, s’il y a, en surcroît, une histoire, tant mieux, merci pour le bonus, mais un simple dessin ou un bref poème qui me donnerait à sentir ce qu’est, je ne sais pas, une pipe, une pomme, un chat dingue, une mouette rieuse, le visage d’un être humain, serait une fin en soi.)

Inutile d’essayer de m’offrir un livre de Crumb, Franquin, Moebius, Baudoin ou Kirby, je l’ai déjà. (D’ailleurs vous me donnez l’idée, je vais le relire, tout de suite, je l’adore, où est-ce que je l’ai foutu, mais qu’elle est bordélique cette bibliothèque, un jour je la rangerai.) En revanche, une personne qui m’aime m’a fait dernièrement un cadeau merveilleux et inattendu, un livre de dessins que je n’aurais pas songé à m’acheter moi-même. Un trésor. J’y suis resté plongé des heures. J’en suis à peine sorti. J’en ai tiré l’idée d’écrire le présent texte. Les cent vues du Mont Fuji par Hokusai, splendidement rééditées sous forme de fac-similé avec reliure pliée à la japonaise, par les éditions Hazan en 2020.

Je découvre en Hokusai le grand-père japonais de toute la lignée que j’aime. Hokusai dont la Grande vague est d’ailleurs citée page 82 de Understanding Comics. Hokusai qui est, certes, avant tout un peintre, mais qui est aussi l’inventeur (ou le vulgarisateur) du manga, littéralement l’image dérisoire, autrement dit le dessin – par contraste avec la noblesse de la peinture. Son éminence le mont Fuji est le sujet fétiche d’Hokusai, qui lui a consacré la série d’estampes en couleurs Trente-six vues du mont Fuji, à laquelle appartient la fameuse Grande vague… Mais il a parallèlement réalisé entre 1834 et 1840 ces Cent vues parues en trois volumes de manga, c’est-à-dire en simple encre noire sur papier blanc (rehaussée, deci-delà, d’une très légère teinte pâle, rose-orangé).

En terme de vision du monde, comment ne pas être rassasié page après page mais comment ne pas en demander encore ? Le Fuji n’est pas plus le sujet de chaque vue que la Sainte Victoire ne l’était pour Cézanne. Il est ce massif triangulaire et sacré, inamovible et intemporel sans cesse présent dans la scène, soit gigantesque au milieu, soit minuscule dans un coin, voire dissimulé dans un simple reflet, il est ce qui précédait et ce qui restera, imperturbable quand tout s’agite autour de lui, les éléments ou les hommes. Les cent vues sont pratiquement cent vues des hommes, autour du Fuji comme des mouches autour d’un mastodonte, de leur toute relative grandeur et de leurs vanités. Scènes de comédies, de tragédies, scènes devenues témoignages historiques et ethnographiques. Les paysans que Hokusai dessine, les nobles, les marchands, les pêcheurs, les artistes, les bateleurs et les bateliers, sont tous morts depuis un siècle ou deux et le Fuji est toujours là.

Toutes les fonctions de l’art sont convoquées, tour à tour ou simultanément : la représentation et la narration, la vénération et la dérision, le documentaire et l’imagination, la mémoire et l’abstraction… Mais avant tout, et après tout, la joie du trait. L’art pour l’art a toujours été le contemporain de l’art.

Page après page je jubile des trouvailles techniques et surtout de l’invention d’Hokusai qui sublime son savoir-faire, qui invente en permanence comment me donner à sentir l’eau, le feu, la terre, le ciel, la nuit, le rêve ou le vent, les turpitudes héroïques ou grotesques des hommes. En deux nuances, du noir sur du blanc. Hokusai dessine sans relâche, tous les jours, toutes les heures et toutes les saisons, le Fuji n’est jamais le même, celui qui l’observe non plus, Hokusai cherche, trouve, Hokusai joue ! Le Fuji est une éminence trop monumentale pour s’offusquer d’être parfois réduit à un simple enjeu optique, une pure recherche graphique. S’il a une âme, je suis sûr que celle-ci est cent fois honorée.

Je ne sais pas si j’ai été capable de rendre compte du bonheur que me procure ce livre. À défaut, je laisse la parole à Hokusai en personne, qui évoque, dans un texte fameux, la joie de faire, mieux que je ne décrirais celle de regarder faire un autre.

Le Vieillard fou de dessin.

Dès l’âge de six ans, j’ai commencé à dessiner toutes sortes de choses. À cinquante ans, j’avais déjà beaucoup dessiné, mais rien de ce que j’ai fait avant ma soixante-dixième année ne mérite vraiment qu’on en parle. C’est à soixante-treize ans que j’ai commencé à comprendre la véritable forme des animaux, des insectes et des poissons et la nature des plantes et des arbres. En conséquence, à quatre-vingt-six ans, j’aurai fait de plus en plus de progrès, et à quatre-vingt-dix ans, j’aurai pénétré plus avant dans l’essence de l’art.
A cent ans, j’aurai atteint un niveau merveilleux, et, à cent dix ans, chaque point et chaque ligne de mes dessins auront leur vie propre. Je voudrais demander à ceux qui me survivront de constater que je n’ai pas parlé sans raison. Écrit à l’âge de soixante-quinze ans par moi, autrefois Hokusai, aujourd’hui Cakyârojin, le vieillard fou de dessin

Sus aux hypocrites et aux pisse-froid !

01/05/2021 Aucun commentaire

« Sus aux hypocrites et aux pisse-froid ! » (réplique clef, page 127)

Peau d’homme (Hubert & Zanzim, éditions Glénat), paru il y a plus d’un an, a eu largement le temps de se voir recouvrir de prix et d’éloges – posthumes, puisqu’hélas son scénariste est mort sans rien connaître de ce succès. Le grand bien qu’on m’en disait unanimement me rendait méfiant. J’ai peu de goût pour le consensus critique et n’aime guère ajouter ma fleur aux couronnes déjà tressées. Pourtant, ici je m’incline bas, et me joins volontiers au choeur : Peau d’homme est un livre formidable ! Délicieux, intelligent, gracieux, très nécessaire et archi-contemporain même si l’intrigue se joue à la Renaissance.

Une jeune fille promise au mariage avec un inconnu est initiée à un grand secret par sa marraine (on songe à Peau d’âne de Demy et pas seulement parce que les titres se ressemblent comme deux gouttes d’eau) : les femmes de leur famille se transmettent de génération en génération une peau d’homme qui leur permet, une fois qu’elles s’en sont revêtues, de parcourir le monde en éprouvant la vie et les plaisirs de l’autre sexe. C’est en garçon que l’héroïne enterrera sa vie de jeune fille.

Conte fantaisiste et sexuel, cruel et moral, situé dans une cité italienne du cinquecento, la référence culturelle majeure qu’il induit est naturellement le Décaméron de Boccace. Mais ses sources imaginaires sont bien plus profondes et plus universelles qu’un simple contexte historique. Elles plongent jusqu’aux Métamorphoses d’Ovide, et notamment à l’histoire du devin Tirésias (livre 3, vers 316-338), père et mère de tous les récits ayant trait à l’ambiguïté sexuelle. Dès ce prototype, l’idée fait son chemin que c’est seulement en échangeant son sexe, en changeant de peau, en connaissant successivement « les plaisirs des deux Vénus » (Ovide, III, 323) que l’on a une chance d’accéder à une sagesse supérieure. La fable de Tirésias était irréaliste et ne valait qu’en tant que métaphore de l’empathie ; aujourd’hui les transsexuels sont devenus une réalité sociale, et l’on en vient d’ailleurs à se demander si la raison cachée de toute pulsion transphobe ne serait pas la jalousie envers l’inaccessible sagesse de Tirésias.

Depuis, les grandes histoires de changement de sexe (Orlando de Virginia Woolf) ou ne serait-ce que de travestissement (Le Mariage de Figaro, Certains l’aiment chaud, Victor Victoria, Tootsie…) creusent le même sillon, délivrent la même ouverture d’esprit « au-delà de nos oripeaux », l’art délicat de se mettre dans la peau de l’autre sous couvert de comédie.

Comme il est dans Peau d’homme beaucoup question d’intolérance religieuse (l’idée de départ a surgi chez Hubert à l’époque des pénibles manifs pour tous…), on ne manquera pas d’évoquer aussi le Tartuffe : Zanzim, le dessinateur, est par ailleurs l’auteur d’une adaptation en bande dessinée de la pièce de Molière. Et puis il y a le carnaval, fête joyeuse mais subversive analysée autrefois par Emmanuel Le Roy-Ladurie, qui est montré ici comme la préfiguration de la gay pride.

Ce n’est pas pour accabler Peau d’homme que je multiplie ces références, au contraire : il est à la hauteur.

On a beaucoup qualifié ce livre de féministe. Pourquoi pas, mais les causes qu’il plaide sont plus vastes encore que seulement celle des femmes : la liberté de choix, la tolérance, le respect, l’émancipation, en fin de compte l’amour. Le mari de l’héroïne est tout aussi intéressant que celle-ci, tout aussi légitime et respectable, tout aussi victime de la pression sociale, tout autant fragile et sauvé par la rebellion. En tant qu’homme je me sens exactement aussi concerné par ce conte que si j’étais de l’autre bord. Ou entre les deux. Ou déguisé en Jessica DeBoisat.

En outre, Peau d’homme fait du bien par son optimisme final. Il ne désespère pas de l’avenir, ce qui est bon pour la santé. Autre réplique clef, page 150 :

« Les choses sont revenues à la normale, le fanatisme religieux n’est plus à la mode. »