Le spectacle vivant achevé à coups de zapette
Cette nuit j’ai été frappé de plein fouet par l’excellente nouvelle que nous attendions tous : les salles de spectacle sont enfin prêtes à réouvrir ! Du moins, sous huitaine, sous réserves, sous certaines conditions, sous contraintes diverses susceptibles de modifications et annulation sans avertissement, et selon les régions et accommodements locaux.
Je crois savoir que par chez moi les salles restent fermées mais en revanche les amphis du campus sont ouverts quelques jours par mois afin d’accueillir des étudiants avec leurs chairs et leurs os, et des compagnies de théâtre ont sauté sur l’occasion pour investir les lieux à des horaires plus discrets. Je me précipite à l’université. Le campus est désert mais pour me rassurer je me répète intérieurement que c’est normal. J’entre par le fond, c’est-à-dire par le haut, dans un immense amphithéâtre en demi-cercle escarpé. Mince, une représentation est en cours ! Sur la scène tout en bas, des silhouettes déclament dans une langue que je ne suis pas sûr d’identifier. Je descends à tâtons dans l’obscurité. J’avise une forme humaine dans la travée, encore un pas et c’est une ouvreuse, blonde, chignon, lunettes, chemisier, tailleur et sans masque, je me dis Cool, cette zone est sans risque.
Lorsque j’arrive à son niveau, l’ouvreuse fait la moue et soupire, elle se penche sur moi, me dit : « Ah, enfin quelqu’un… Tant qu’à faire mettez-vous devant, tenez… » Et elle me tend, au lieu d’un programme, une télécommande. Je lui chuchote un merci.
Télécommande en main je n’ose pas m’asseoir au premier rang, je choisis le bord du second, je suis côté jardin. Mes yeux s’habituent à l’obscurité, je me retourne, il semble bien que je sois le seul spectateur. De nouveau je tente de rationaliser pour me réconforter : il est tout à fait normal d’assister à un spectacle pour spectateur unique, c’est l’une des nouvelles normes sanitaires.
Je regarde enfin ce qu’il se passe sur la scène. Bon sang, mais… C’est Michel Bouquet ! Quelle chance inouïe ! Moi qui ai toujours rêvé de le voir au théâtre, j’étais déçu de le savoir à la retraite, et le voilà, à quelques mètres de moi ! Il porte un turban, une toge très enveloppante et une écharpe qui lui couvre le bas du visage mais malgré toutes ces couches je suis pratiquement sûr que c’est Michel Bouquet, on le reconnait facilement à sa voix. Quel âge il a Michel Bouquet ? Il est centenaire, non ? Il n’a pas du tout changé.
Mais de quelle pièce s’agit-il ? Comme j’ai toujours la zapette dans la main, j’appuie au hasard sur les boutons avec mon pouce. Celui-ci, celui-là… Ah, tiens, ce n’était pas le bon. Qu’ai-je fait ? Michel Bouquet se met à accélérer son débit et ses gestes. Au temps pour moi. J’essaie un autre bouton, oui, cette fois c’est le bon, rewind, je peux rembobiner Michel Bouquet jusqu’au début de la pièce. Je me dis que le confinement n’a pas que des mauvais côtés, le spectacle vivant en a profité pour accomplir de grands progrès techniques.
Pourtant je sens bien que quelque chose cloche là-dedans et je me réveille.
J’en profite pour glisser ici un conseil de lecture. Le nouveau livre du Tampographe, Chroniques de la rue du repos, est formidable. Ce sont des chroniques de la vie et de l’œuvre du Tampographe, admirablement écrites car Vincent Sardon, en devenant Tampographe, a certes cessé d’être un dessinateur, mais n’a jamais cessé d’être un écrivain, et de premier ordre (je n’oublie pas que son premier livre, Nénéref en 1995 était consacré à des écrivains). Mais également chroniques de ses nuits et de ses rêves. Un grand nombre des récits épars qui composent le recueil sont de nature onirique. Ces micro-histoires inquiétantes et burlesques sont livrées telles quelles, sans avertissement Attention ici on rêve, sans frontières avec le réel, sans solution de continuité. Vrais rêves ou fantaisies à la manière d’un rêve, puisque l’anagramme d’onirique est ironique. J’en recopie un, pour le plaisir de le recopier :
J’ai besoin d’oseille, j’expose dans une galerie des beaux quartiers. Le propriétaire monologue une heure tandis que je termine d’installer mes cadres. Il se colle à moi pour me parler, je sens son souffle sur ma joue, et son haleine de buveur de cognac. Il est intarissable au sujet de ses charges fixes et de ses frais insoupçonnés. Quand il me parle de l’impôt sur la fortune et de l’entretien de son chalet suisse il devient lyrique. Ça fait comme un chant déchirant qu’on pourrait mettre en musique. Un genre de de flamenco à fendre l’âme. Sa voix devient rauque.
Il faut tout refaire au chalet, toiture, planchers, plates-bandes, rhododendrons à replanter, douche à l’italienne, allées à goudronner pour ne pas rayer la bagnole. Les artisans bernois ont des tarifs d’assassins et savent au premier coup d’oeil repérer le résident fiscal. C’est la première chose qu’on leur enseigne en apprentissage.
Je l’écoute en nettoyant les cadres avec du cognac. C’est le seul produit d’entretien que j’ai trouvé sur place. Le galeriste me regarde tristement vider sa bouteille dans un chiffon et effacer les traces de doigts sur les vitres.
J’ai terminé mon travail, je reprends mon marteau. Le galeriste continue son monologue. Il est mort, claqué, il vient de passer deux semaines au chalet, il dort mal. Un esprit frappeur y a pris ses aises et trouble le sommeil de ses occupants.
Chaque nuit on entend marmonner en suisse allemand, les escaliers grincent, les lumières s’allument et s’éteignent. On retrouve au matin un tableau de Combas accroché de travers, un bronze de César dans le frigidaire, une lithographie d’Arman tournée contre le mur. Le fantôme ne semble pas goûter l’école française.
Les exorcistes suisses sont hors de prix, me dit le galeriste dans un souffle douloureux.
Le lendemain, je retourne à la galerie. Mes cadres sont tous suspendus de travers. Le galeriste sort de son bureau. Il tient fièrement un niveau à bulle. Il a réinstallé mes cadres dans la nuit.
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