Vu d’ici, la posture détachée et les leçons de dandy rance de Michel Houellebecq semblent ringardes, datées pour le moins. L’époque n’est plus propice à son hédonisme pornographique du bon côté du manche, à sa masculinité blessée et revancharde, à ses désaffections affectées, ni à sa girouette politique (qui se souvient de ses éloges successifs de Macron puis du Frexit ?) et son dernier livre pleurnichard était spécialement imbitable. Je l’aimais en auteur (et acteur) comique, sa mue en prophète premier degré est embarrassante. Alors, qui nous reste-t-il, comme écrivain capital, qui saurait transcender l’air du temps, dont on guetterait chaque nouveau roman pour avoir des nouvelles de la France ?
Virginie Despentes et son acuité épidermique. Virginie Despentes et sa colère intacte. Virginie Despentes, son angoisse et sa recherche, comme elle dit. Virgine Despentes et sa contemporanéité du mauvais côté du manche.
Je lis avec près de deux ans de retard son Cher Connard, peu importe le décalage horaire, il est sacrément d’actualité.
Roman épistolaire par mails, dès sa forme il ravira ceux qui comme moi ont toujours écrit et écrivent encore beaucoup de correspondance, ceux qui se méfient du téléphone, ceux qui jouent dans l’échange, ceux qui se dévoilent et cherchent à percer l’autre (avec son entier consentement) en sculptant des phrases, ceux qui d’ailleurs regrettent (l’avoueront-ils ? moi, oui) que l’outil ait changé, soit devenu numérique comme tant d’autres pans de nos vies, les privant de la connaissance sensuelle d’autrui via son écriture manuscrite.
Exceptées quelques interventions d’un troisième personnage qui relancent le jeu à intervalles réguliers, tout le roman se fonde sur le dialogue, écrit et par conséquent lent et différé, entre un homme et une femme : Oscar Jayack, écrivain ayant bu et déjà pissé son petit succès, baronnet du milieu littéraire emporté comme fétu dans la tempête #MeToo parce qu’il a harcelé une fille dix ans plus tôt, et Rebecca Latté, actrice quinquagénaire qui perd sa jeunesse mais pas sa superbe ni sa grande gueule. Oscar et Rebecca se sont connus dans leur bled natal et prolétaire lors de l’enfance, avant de monter à Paris loin l’un de l’autre. Ils renouent en commençant par se couvrir d’injures, puis vont plus loin dans le lien et la confidence.
Despentes écrit deux personnages à la première personne. Elle a su, et c’est déjà un geste politique, se placer dans la peau non seulement d’un autre, mais de deux, pour écrire y compris leurs malentendus, leurs méchancetés, leurs bêtises, leurs désarrois, leurs vulnérabilités, leurs mauvaises fois respectives (Je n’ai jamais dit ça !) autant que leurs errances de pure bonne foi, bref elle s’est glissée dans leurs deux styles.
Un style, c’est une voix. Or, quant au style de Rebecca, j’ai eu tout le long du livre, et pas seulement lors de phrases-clefs, de quasi-gimmicks tels J’en ai rien à foutre, une hallucination auditive : l’impression d’entendre la voix de Béatrice Dalle, sa gouaille et son accent, sa volonté et ses volutes (Béatrice Dalle est ma préférée actrice). Selon moi elle était forcément le modèle du personnage, transparent, littéral, cette actrice à contre-courant de tout y compris de sa propre popularité, moitié grenade dégoupillée moitié pitbull à punchlines, moitié destroy moitié fleur bleue contondante (j’ai toutefois douté à un moment donné : au détour d’une page, on apprend qu’une jeune fille a punaisé sur son mur ses trois sources d’inspiration féministe, Lydia Lunch, Béatrice Dalle et Rebecca Latté, ah, zut, il n’y a donc pas identité entre Rebecca et Béatrice, au temps pour moi, je n’avais pas fait assez preuve d’imagination)… De mon intuition découle que je n’ai pas été le moins du monde surpris de découvrir qu’entre temps était parue la version audio du roman, où le rôle de Rebecca est bel et bien tenu par la Dalle mais c’était joué d’avance, l’évidence en personne alors non merci, je n’ai pas besoin d’écouter pour vérifier puisque je me le suis déjà intégralement joué dans la tête.
Un petit extrait pour le plaisir du jeu : qui entendez-vous, vous autres ?
« On dit que la honte va avec la colère. C’est faux. Je n’ai jamais eu honte. J’ai envie de tuer les gens. C’est différent. […] Je n’ai pas eu honte d’être violée à quatorze ans. Je savais que le gros mec couché sur moi qui m’avait suivie dans la rue et qui faisait le double de mon poids était un connard. Je n’ai pas eu honte. Depuis j’ai vu des meufs qui m’ont expliqué que si, forcément, j’avais eu honte sauf que je ne me l’étais pas avoué. Je déteste qu’on m’explique ce que je dois ressentir. Je n’ai pas eu honte. Envie de le crever et la rage d’être trop faible pour pouvoir le faire physiquement, certainement. Mais honte ? Tu rêves ! C’est à lui d’avoir honte. Je le savais déjà quand ça m’est arrivé. [pp. 258-259]
Là où ce roman au titre oxymorique parfait est le plus beau, c’est lorsqu’il révèle enfin son vrai sujet, qui n’est ni le sevrage aux drogues (même s’il est est beaucoup question), ni les rapports hommes-femmes post #MeToo. Son vrai sujet, toute pudeur bue, est : la possibilité de l’amitié. Et même, de l’amitié la plus délicate qui soit, celle dont les cons prétendent qu’elle n’existe pas, l’amitié entre un homme et une femme.
L’amitié, celle-ci comme les autres, est-elle encore possible en nos temps de chacun-pour-soi sous toutes les formes, individualisme hérissé, consumérisme balkanisé et revendicatif, communautarisme ultralibéral, réseaux antisociaux, vanités en ligne et uber-clientélisme, hystérisation par fausses infos et complots, apocalypse imminente en zeitgeist, addictions chimiques et connectées, virus et confinements, braquages idéologiques, sans compter les vieilles lunes mises à jour en 2.0 telles la guerre, le patriarcat, le fascisme ou même la religion ?
Oui. Et encore heureux. C’est du boulot l’amitié, personne ne dira le contraire, c’est du boulot et c’est un risque, mais l’amitié est possible, y compris avec quelqu’un qu’on (qui nous) traite de connard, CQFD. Le temps long de l’amitié n’est pas celui du clic et quelle joie, en fin de compte, d’être le cher connard de quelqu’un si cher prévaut sur connard, c’est-à-dire si l’on est bien là ensemble, à l’horizontale de l’autre, yeux dans les yeux, sans domination – contrairement à l’amour lui-même qui souvent vise la fusion donc l’annexion. L’amitié est la connaissance qui passe par les affects, et parfois le contraire. Or comme La lecture est une amitié selon la formule de Proust, ainsi le lecteur se coule à son tour dans cet attachement sous ses yeux, il en prend de la graine.
Comment la décrire, l’amitié qui s’écrit ? Chercher ou à défaut construire un terrain commun par les phrases… prendre le temps d’aller au bout de la sienne et de relire celle d’en face… accorder à l’autre, grâce au délai de réponse, le temps de comprendre, de se comprendre, de nous comprendre… de se laisser subtilement changer par cette compréhension… faire en sorte que le dialogue ne soit pas la juxtaposition de deux monologues… en venir à la confidence qu’en temps normal on n’aurait faite qu’à soi-même, et ainsi découvrir l’autre comme un autre soi-même… ne pas rompre le lien au premier désaccord et accepter que le désaccord fait partie du lien… enfin se supporter, aux sens d’abord français ensuite anglais du verbe. Pour parvenir à ce petit miracle il suffit de s’écrire, en privé bien sûr (l’invective en public ne compte pas) sans jamais compter le nombre de signes, et de se lire, vraiment. Quel beau mot, correspondance.
Ci-dessous : Cher Connard brise le quatrième mur dans Hidden Knowledge, fresque de street art signée Jan Is De Man qu’on peut admirer Cours de la Libération à Grenoble.
Tiens, c’est le 14 juillet, jour des défilés militaires à la con, alors moi aussi je parade au sujet de la guerre.
Comme précédemment avec les Trois filles de leur mère (vous ne connaissez pas ce spectacle ? c’est trop tard, nous ne le jouerons plus jamais, mais découvrez-le ici, il était génial !), l’artiste franco-québécoise Adeline Rognon (vous ne la connaissez pas ? découvrez-la ici, elle est géniale !) nous a offert le visuel incroyablement beau du spectacle Je t’embrasse pour la vie : Lettres à des morts (vous ne le connaissez pas ? découvrez-le ici, il est génial !) créé par Stéphanie Bois, Christophe Sacchettini (vous ne le connaissez pas ? découvrez-le ici, il est génial !) et Fabrice Vigne.
En contrepartie, nous offrons à Adeline un tirage de luxe de ce même visuel, numéroté-signé-hyperclasse, aux bons soins du Sérigraphe-Apothicaire Geoffrey Grangé (vous ne le connaissez pas ? découvrez-le ici, il est génial !). Si quelqu’un dans la salle souhaite acquérir pour un prix dérisoire ce stupéfiant objet d’art, un brin mexicain mais évoquant cependant le suicide européen de 1914-1918, qu’il me contacte (vous êtes génial(e), je ne vous connais pas mais je ne demande qu’à vous découvrir !).
En attendant, la prochaine représentation du spectacle est fixée : le samedi 21 septembre à Talissieu (Ain). Jour de l’automne. Ce qui est assez pertinent, oh là là, les feuilles tombent à la pelle, je vois ça d’ici.
Cette nuit, je marchais à toute vitesse dans les rues afin de parvenir à la bibliothèque de Grenoble avant sa fermeture.
En effet, c’était jour de braderie, la bibliothèque vendait à prix dérisoires tous ses documents désherbés, et l’intuition que bientôt je n’aurai plus accès aux bibliothèques me faisait presser le pas. Je sais bien, je m’étais juré de ne plus acheter de livres, des livres j’en ai trop, mais allez, ce serait la dernière fois, promis, il y aurait peut-être quelques bonnes affaires. J’arrive juste avant l’heure de fermeture, je pousse la porte, tiens, je ne la connaissais pas cette bib-là, et une bibliothécaire, qui semblait m’attendre, m’oriente vers un étal où sont empilés des disques vinyles, en me précisant : « Ceux-là n’ont pas de prix, donc on vous les donne » . Je farfouille et je ne trouve rien de connu, seulement des groupes obscurs de krautrock (du moins je le suppose puisque les titres sont allemands) et de techno des années 90. Les disques semblent neufs, le graphisme des pochettes est parfois très joli mais je ne prends rien, je me souviens in extremis que je n’ai même pas de platine pour les écouter. La bibliothécaire a l’air déçu, et se décide à m’entraîner vers un stand plus reculé, à l’ombre. J’y trouve, comme parfois dans les vide-greniers, un amoncellement de gadgets dépareillés, abimés, difficilement identifiables et sans grand intérêt. Je manipule un vieux lot collant de farces et attrapes, avec nombre d’étrons en plastique, de diverses couleurs, du noir au blanc en passant par diverses nuances de marron. La bibliothécaire me surveille, écarquillant des yeux pleins d’espoir : elle compte bien que je la débarrasse de ces saloperies. Je m’excuse poliment en lui précisant que j’étais surtout venu pour des livres, si jamais il lui en restait ? Elle soupire, lève les yeux au ciel, et consent à faire un pas de côté, libérant à ma vue un carton de vieux bouquins. Ah, enfin. Je m’approche et plonge les mains dans le carton. Et soudain, stupéfaction ! Je tombe sur un livre mythique, introuvable, L’aguamani du futur, de Moebius ! Ce fameux album des années 70, mélangeant les deux veines de son auteur, Gir et Moeb, le western et la SF, et dont tout le tirage avait été détruit avant même d’atteindre les librairies par l’éditeur qui refusait qu’on réconcilie ces deux oeuvres ! Blueberry dans l’espace intergalactique ! Personne ne connaissait même sa couverture, je la découvre, elle est magnifique, gouache rouge sang avec des éclats de jaune. Incroyable, quelle chance exceptionnelle ! Les bibliothécaires de Grenoble sont timbrés de liquider une rareté pareille ! Je serre le trésor contre moi en tremblant, lorsque la bibliothécaire me dit, en pointant du doigt encore un nouvel étal : « Vous feriez mieux de jeter un oeil à ça… » Sur la table est posé un classeur à trois tiroirs, en plastique marron, j’avais le même il y a 40 ans. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. J’ouvre les tiroirs… Mais ! C’est justement le mien ! C’est mon classeur, avec toutes les lettres que je recevais à l’époque, mon adresse figure sur les enveloppes jaunies même si mon nom a été découpé aux ciseaux ! Et dans le tiroir du dessous… Je reconnais mon écriture… Toutes les lettres que j’ai écrites mais pas envoyées, à l’époque où j’écrivais des lettres au lieu de courriels ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Où ont-ils trouvé cet objet et de quel droit le vendent-ils à n’importe qui ? Je n’ai pas le temps de réfléchir, la bibliothécaire me pousse en disant « On ferme, on ferme, c’est trop tard ! » De mauvaise grâce, je la suis dans un dédale de couloirs et par un chemin qui oblige à franchir des fenêtres, marcher sur des corniches, sauter dans le vide, un vrai parcours du combattant. Alors que je m’accroche à une rambarde pour traverser un passage délicat, je réalise avec horreur que j’ai oublié L’aguamani du futur, oh, merde, non, j’ai laissé passer ma seule chance de lire enfin ce livre !
Je me réveille. J’allume l’ordi. Je vérifie. C’est bien ce que je pensais, aucune trace sur internet de L’aguamani du futur. L’éditeur a bien fait son boulot d’occultation.
Je croyais que « aguamani » désignait un fruit rouge. Mais non. Tout ce que je trouve, c’est « aguamanil » (en espagnol) ou « aquamanile » (en français), sorte d’aiguière ou de pichet utilisé autrefois pour se laver les mains. Je recopie la définition : « Récipient destiné au lavage des mains, soit lors des actions liturgiques, soit dans la vie courante. Il peut être réalisé en céramique, en alliage cuivreux (bronze à la cire perdue) ou en métaux précieux. Seuls ceux en céramique ou en alliages cuivreux sont parvenus jusqu’à nous. On recense environ 380 aquamaniles médiévaux en alliage cuivreux. Il prend généralement des formes animales (un tiers de ces 380 adoptent la forme d’un lion). Les aquamaniles sont apparus en Orient, puis ont été assimilés en Europe au début du Moyen Âge. Leur utilisation connaît un apogée dans le Moyen Âge tardif.«
Me reste, pour la journée, cette question sans réponse : qui « se lave les mains » du futur ?
Le Fond du Tiroir a été micro-éditeur, douze livres au compteur : il cause en connaissance. La micro-édition a mauvaise presse. Elle est perçue comme une activité dilettante, peu sérieuse, peu exigeante, peu ragoûtante, voire parasitaire (tâchez d’en discuter avec un libraire, pour voir) à la manière de la fausse monnaie qui porte atteinte à la vraie, de l’ivraie qui cache le bon grain. Il est du reste fort exact qu’on trouve dans la micro-édition des quantités décourageantes de drouille, de livres ni faits ni à faire, surtout à une époque qui, via notamment les kindle d’Amazon, laisse croire que tout le monde peut « faire un livre ». Mon point de vue est sensiblement distinct de la condescendance générale. Il est que, dans la micro-édition très exactement comme dans la grande édition, la vraie, la parisienne, voire dans toutes les activités créatives humaines, un même phénomène joue : la masse ensevelit les pépites. Les mauvais livres enterrent les bons, la fausse monnaie cache la vraie, l’ivraie nuit au bon grain etc. Parce que voilà : en réalité, éditer un livre, le micro-éditer, l’auto-éditer en artisan, comme on voudra, est un geste artistique, au même titre que l’écrire, c’est-à-dire une prise de risque. Risque de réussir ou d’échouer ; risque d’être bon ou mauvais, ou tout simplement médiocre et kindle ; risque d’être génial (personne n’est à l’abri) ou banal (personne, non plus). Ce geste/ce risque est toujours respectable même lorsque le résultat ne l’est pas. Ce préambule établi, je me trouve bien sûr ici devant vous pour parler des pépites géniales, et laissons la drouille là où elle est. Je reçois dans ma boîte aux lettres quelques aventures micro-éditoriales sensationnelles, que j’égrènerai ci-après.
II
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : L’Infundibuliforme d’Aston Verz.
Même si je me suis régalé de Gens de Dublin ou des Lettres de James à Dora… Même si je suis allé jusqu’à me frotter (transpirant d’abondance) à Ulysse… Je confesse n’avoir jamais lu Finnegans Wake, livre réputé le plus illisible de James Joyce qui, déjà, n’est pas l’auteur le plus facile du monde. Non seulement illisible mais, corolaire, livre intraduisible (Finnegans Wake a été non pas traduit mais adapté en français par des écrivains, c’est-à-dire des créateurs de langues eux-mêmes, Beckett, Soupault, etc.) et bien sûr inadaptable au cinéma. Tout cela n’intimide pas Aston Verz qui depuis des années (du moins pour autant que je sache ! en réalité ce peut être depuis des décennies ?) adapte Finnegans Wake en bande dessinée. Ou plutôt en graphitation, comme il l’écrit, puisque l’ouvrage naît à la mine de crayon. Régulièrement, il en publie une planche sur les rézos. Puis, planche après planche, lorsqu’il a bouclé un chapitre il l’imprime – or une telle compilation vient juste d’advenir, que l’on peut commander à l’auteur pour une somme dérisoire. Nous sommes bien en présence d’un maniaque passionné et patient, construisant une œuvre dont l’essence est très distincte des brouettes d’adaptations « digest » de romans en bandes dessinées, proliférant en librairie. C’est le contraire, même. Certes, que ce soit en feuilleton goutte-à-goutte ou en recueil fanzine, « on n’y comprend rien ». Sauf qu’on comprend l’essentiel, on comprend qu’il se passe quelque chose. Il se passe quelque chose dans chaque planche, dans chaque dessin : une aventure graphique se joue sous nos yeux, de même que le texte de Joyce est une aventure langagière. Il suffit de dépasser l’abscons pour en saisir la pure joie, et ce n’est pas si difficile. Il semble que James Joyce a forgé cette fameuse locution anglaise désormais passée dans le langage courant français : « Work in progress ». Durant les 17 années de son écriture, c’est par ces trois mots qu’il désignait son roman avant que celui-ci ne trouve, au moment de sa publication, son titre définitif : Finnegans Wake. Work in progress : œuvre en progression, non finie, peut-être même infinie (on sait que les derniers mots du roman s’enchaînent avec les premiers comme une seule phrase prise dans une boucle de Moebius). C’est dire si Aston Verz n’est pas au bout de sa peine, et s’il ne parvient jamais au parachèvement ce sera tout de même parfait, puisque dès qu’il a terminé une partie il retouche tout le reste. D’ailleurs Infundibuliforme signifie « en forme d’entonnoir » : le couvre-chef des fous.
III
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : deux cahiers photographiques, La crise de la quarantaine et De coiff’hair par Michelle Dollmann.
Michelle Dollmann a été bien des choses, mais disons qu’elle est aujourd’hui photographe (on a pu la croiser ici, par exemple). Pour son bon plaisir et à ses dépens, elle autoédite (je ne suis même pas sûr qu’elle vende, peut-être offre-t-elle seulement) deux charmants albums de photos pince-sans-rire, qui ne paient pas de mine, qui ressemblent avec leurs coins arrondis aux cahiers de brouillon d’autrefois. Le premier, La crise de la quarantaine, n’est composé que de photogrammes extraits de films américains sous-titrés en français, et ainsi les images « parlent » comme dans un roman-photo. Sur chacune des doubles pages, un dialogue s’invente de toutes pièces entre, d’un côté, Woody Allen que nous voyons et entendons user de son légendaire bagout et de son sens de la vanne ; de l’autre, en vis-à-vis, une diva hollywoodienne anachronique (Lauren Bacall, Rita Hayworth, Ingrid Bergman et consœurs) lui répond, la plupart du temps pour le remettre à sa place. Cet art du montage/collage est ludique et burlesque. Mais sûrement qu’il dit quelque chose de profond sur l’Hollywood post-#metoo : on t’aime, Woody, mais maintenant ferme-la, laisse parler ces dames. Le second, De coiff’hair, concrétise ce que nous sommes nombreux à avoir rêvé de faire un jour : une compilation sociologique de témoignages visuels sur un phénomène urbain très massif et pourtant très énigmatique, l’épidémie d’enseignes de coiffeurs à base de calembours pleins de Tif, de Hair, et de Coiff. Chais pas Coiff’Hair, comme disait Anna Karina dans Pierrot le fou. Michelle a-t-elle fait un tour de France des salons de coiffure ? En tout cas, sans me vanter, la toute première vitrine photographiée, qui a l’honneur d’inaugurer son recueil est celle du coiffeur de mon village, L’art de pl’hair. Et au nom de toute la municipalité je la remercie de remettre ainsi mon village au centre de la coupe avec la raie au milieu.
IV
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : les éditions Pscht-Étanche, nom composé abracadabrant et sorte d’oxymore (le fluide jaillit/le fluide est contenu).
Sébastien Lumineau, dessinateur connu durant la première partie de sa carrière sous le pseudonyme d’Imius, a été publié par l’Association, Cornelius, les Requins Marteaux, Delcourt… Voilà que cette année il tombe à son tour dans la catégorie des auteurs-qui-deviennent-microéditeurs et inaugure sa structure de bon plaisir. C’est sous cette bannière bizarre qu’il bricolera en liberté quelques livres remarquables qui ne seront peut-être pas remarqués, que personne ne lui a réclamés, et qui ne seront distribués nulle part sinon sur les salons et sur son site. La première salve disponible, généreuse, éclectique dans ses formats, ses auteurs et ses manières, compte pas moins de cinq ouvrages :
– Pscht Étanche, comix éponyme qui compile des bandes dessinées de Lumineau parues notamment dans Le journal de Delphine et Marinette.
– ÉPÉ 00 : mini-livre gratuit qui explique l’origine du nom de l’enseigne. Aaaaaaaaah, d’accord, eh, ben, dis donc.
– ÉPÉ 01 (mon préféré) : Faux plafond premier livre publié de Bernard Thomas (ne pas confondre avec Thomas Bernhard – quoique). Formidable recueil de souvenirs d’enfance et de photos de famille qui n’ont rien du tout d’attendrissant ni de complaisant : on est plus proche de Pialat que du Petit Nicolas. Nous saisissent en vrac l’âpreté de l’enfance s’ajoutant à celle de la campagne, la relation crue des violences, méchancetés et mensonges des adultes, la transmission héréditaire des traumatismes, mais aussi, heureusement, un peu de joie et d’humour absurde. Il y est beaucoup question de la mort, puisqu’il n’y est question que de la vie. Fragment choisi (parmi les plus rigolos et non les plus trash) :
La nuit en colonie de vacances, nous communiquons avec les morts grâce à un verre Duralex et des lettres de Scrabble disposées en cercle. Nos doigts posés sur le verre nous invoquons l’esprit de Kurt Cobain ou d’Hitler. Curieusement, ils nous répondent toujours en français. Lors d’une séance nous avons même invoqué Satan et j’ai eu le bras pétrifié par le froid pendant deux jours malgré des massages répétés à la pommade Vicks Vaporub. Une fois, nous avons même demandé à Dieu où vont les gens après la mort. Le verre s’est arrêté successivement devant la lettre P, puis A, puis R, puis à nouveau A, puis encore P… Maintenant je sais que lorsqu’on meurt on va tous au parapluie.
– ÉPÉ 02 : Pousse la porte par Ronald Grandpey. Objet purement graphique est extrêmement élégant, bande dessinée muette et improvisée pensée comme une seule cavalcade. Un cheval galope de la première à la dernière page. On sent bien que pour l’auteur, travaillant par ailleurs dans l’animation, le mouvement est une fin en soi.
-ÉPÉ 03 : La berlue d’athée (quel merveilleux titre !) par Sébastien Lumineau lui-même, qui s’est tout de même réservé un espace personnel de création dans cette fournée inauguréegurale. Davantage écrit que dessiné, ce livre qu’on n’ose dire « d’actualité » retrace le chemin spirituel de son auteur, depuis la bigoterie dans laquelle il baignait enfant jusqu’à sa décision adolescente d’être athée, cohabitant avec une sensibilité mystique. Fragment choisi :
Le jour de ma confirmation, j’eus la révélation : je n’étais sans doute pas croyant. Sur les bancs de l’église, avant que le sacrement ne commence, je fis part de mes doutes à Nathalie [l’animatrice du catéchisme qui subit tant bien que mal ce groupes d’adolescents déconneurs], argumentant le fait que j’étais trop jeune pour décider, et surtout pour avoir sérieusement réfléchi à la question. Nathalie, fatiguée de mon comportement puéril et infernal tout au long de l’année, me cloua le bec d’un « C’est trop tard maintenant ».
Notons que le travail artisanal de l’édition, qui fait que le livre est assemblé à la main, permet quelques trouvailles graphiques : ici la page de titre est recouverte, pour ne pas dire emballée, par la page de couverture translucide mentionnant auteur et éditeur, ce qui fait que le titre n’est lisible qu’en transparence, comme une apparition surnaturelle.
V
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : Il neige et Les eaux de Joseph Beaude, par l’Atelier typographique de l’Estey.
Vaille que vaille, avec exigence et opiniâtreté, l’ami Hervé Bougel poursuit son travail sur la terre, pratiquement sa mission, qui est de faire des livres – du moins lorsqu’il n’en écrit pas. Soulignons cette spécificité : ici micro-édition ne signifie pas auto-édition, puisque les livres signés Bougel paraissent ailleurs que chez Bougel (chez Jean-Louis Massot, à l’enseigne des Cahiers du Dessert de Lune qui auront été fondatrices pour lui, puis à la Table Ronde, au Réalgar, chez Buchet-Chastel… cf. plus bas, section VIII).
Lorsqu’il était grenoblois, Hervé a cultivé son pré#carré des décennies durant. À présent qu’il est bordelais, au bord d’un estey devenu Estey, il continue de créer avec ses outils typographiques, lentement mais sûrement, des écrins dignes de la voix des poètes. La dernière fois que les éditions de l’Estey m’avaient réjoui les yeux et les mains, c’était avec Le livre secret pour Youki de Robert Desnos, extraordinaire coffret-leporello. Les deux nouvelles plaquettes littéralement sorties de la presse sont des objets plus ordinaires, si tant est que ce mot eût ici la moindre pertinence : deux livres toutefois scellés à la cire et portant sur leur couverture le nom de Joseph Beaude (1933-2015). L’un des deux réédite un texte paru autrefois au pré#carré, d’ailleurs en incipit je mentionnais l’opiniâtreté comme l’une des qualités essentielles d’Hervé.
Simple, limpide et pur comme un paysage blanc, ancré dans le monde comme un haïku, Il neige s’ouvre ainsi :
Vient un jour où les images n’infectent plus la langue on peut dire il neige quand il neige
Et ensuite, eh ben, ça va mieux. On lève la tête hors des mots, ils nous ont rendu plus fort, on regarde par la fenêtre, la neige peut venir, même en juin. Chaque aventure typographique de l’Estey réclame plusieurs mois de travail. Guettons la prochaine : L’album de Poil de Carotte de Jules Renard.
VI
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : Aristée de Vincent Vanoli, ed. l’Apocalypse.
Par principe, par fidélité, avant tout par plaisir, j’achète systématiquement tout ce que JC Menu façonne dans sa micro-structure, l’Apocalypse. Qui a une histoire singulière et revient de loin. En 2011, en délicatesse avec l’Association, son historique terrain de jeu, l’héroïque et intrépide Menu fonde sa propre maison, l’Apocalypse (soit un tout petit peu devant « l’Association » selon l’ordre alphabétique…) avec la ferme intention de publier là quantité de beaux livres (et même de disques vinyle), faits de mots et de dessins – la définition est lâche mais l’exigence extrême. Éblouissantes rééditions ou époustouflantes nouveautés : Topor, Nadja, Delfeil de Ton (Menu est déterminé à compiler l’intégralité de ses Lundis parus dans l’Obs, rien que ça, une dizaine de volumes au moins), Geneviève Castrée (morte prématurément peu après), Rachel Deville, Willem, Thomas Ott… De la joie pour les yeux, pour l’esprit et pour les mains. Las ! Après deux années au rythme stakhanoviste (15 parutions), Menu a mangé la grenouille ainsi que son chapeau. Tout le monde, lui le premier, pensait que c’en était fini à jamais de l’Apocalypse. Pourtant, après huit ans de hiatus il relance l’affaire en 2022, de façon plus modeste et prudente (en tout cas du point de vue économique – pas esthétique), publiant ses livres au compte-goutte, et chaque goutte compte. Il a eu la bonne fortune de recevoir un prix spécial du jury au dernier Angoulême pour Hanbok de Sophie Darcq, ce qui lui a assuré une certaine visibilité et a conforté son programme à venir (dont un livre signé JC Menu himself prévu à l’automne). En attendant, sa dernière livraison en date est l’extraordinaire Aristée de Vincent Vanoli. Vanoli est un auteur-raconteur, qui jusque là fuyait le « beau dessin pour le beau dessin » et ne faisait des livres que lorsqu’il avait une histoire à retranscrire (pour ma part celles qui m’ont le plus touché étaient les plus autobiographiques, et cependant oniriques – Objets trouvés, Le passage aux escaliers, etc.). Au contraire, cet Aristée né durant le confinement comme tant de projets improvisés qu’on n’a pas vu venir, s’est d’abord voulu suite d’images, sans texte et sans narration, chacune renfermant un monde et un récit. Ce n’est qu’assemblés dans un élégant volume à l’italienne toilé (imprimé chez les Deux-Ponts, s’il vous plaît) que ces 80 dessins charbonneux, à raison d’un seul par page, chacun étant une fin en soi et un concentré de poésie, tissent les errances d’un géant sans ombre, ses allers-retours de la campagne à la ville, silhouette qui enjambe les routes, les monts, les pylônes, les hommes, leurs agissements et leurs agitations. Il s’extrait du paysage pour s’y fondre quelques instants plus tard. Sa présence fugace et fantomatique, peut-être bienveillante, est-elle la réincarnation littérale de l’Aristée grec, dieu rustique et humble ? Ou bien est-il un simple (?) esprit de la nature, témoin qui ne fait que passer puisqu’il est déjà partout mais restera plus grand que nous ? Conseil d’écoute : I used to walk like a giant on the land de Neil Young.
VII
(mais est-on vraiment encore « micro-édition » lorsqu’on vise la distribution en kiosque ?)
Avant Charlie Hebdo existait Charlie Mensuel. Le mensuel, moins politique et plus artistique que l’hebdo, a vécu de 1969 à 1986, successivement dirigé par Delfeil de Ton, Wolinski, Willem et Mandryka. Il était un irremplaçable laboratoire pour le renouveau de la bande dessinée. À titre personnel je peux témoigner que, préado, je feuilletais les exemplaires que laissait traîner mon tonton et que le rouge me montait aux joues en admirant les pages de Crepax, Pichard ou Barbe. Les autres pages me faisaient marrer, ou réfléchir, ou les deux à la fois (Mafalda). C’est là-dedans, également, que j’ai lu du Jean-Patrick Manchette pour la première fois, mais je n’en savais rien. Or voilà qu’est annoncée pour septembre la sortie en kiosque d’une revue de bande dessinée de création qui reprend et féminise le flambeau : Charlotte mensuel, truffée de grands auteurs d’aujourd’hui et d’hier (Chris Ware, premier nom de la liste, a suffit pour que je m’abonne sans plus tergiverser), sous la direction de l’écrivain et critique Vincent Bernière – qui tenait la chronique bande dessinée de Beaux Arts. L’événement est important et rare (c’est simple : ce n’était plus arrivé depuis À suivre selon eux / plutôt depuis Franky et Nicole selon moi, mais peu importe, les deux organes ont succombé), et constitue une grosse prise de risque étant donné l’état général de la presse. Voici le lien pour soutenir ces intrépides dès maintenant en souscription. Il est à noter que si la collecte atteint 35 000 euros, tous les abonnés recevront en poster l’excellente illustration ci-dessus, signée de ce pauvre bâtard de Joe Matt (prématurément disparu en septembre 2023), qui ne peut que toucher au cœur nombre de personnes dans mon genre, ayant du mal à se retenir d’accumuler compulsivement livres et revues.
VIII
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : Métaphysique d’Hervé Bougel, Bruno Guattari Éditeur
Je n’ai pas bien dormi, cette nuit [30 juin 2024 : premier tour des élections législatives avec score record de l’extrême-droite]. Je me retournais dans mon lit yeux ouverts, essentiellement occupé à résister à la tentation de me relever pour consulter de nouveau les résultats en lumière bleue, on ne sait pas, si jamais, la cartographie couleur étron frais, département par département. Sans que cela fasse vraiment diversion, je me consacrais aussi à énumérer intérieurement les amis qui, désormais, pour une raison ou pour une autre, chacun la sienne mais toujours la même au fond, ne se sentiront plus les bienvenus dans ce pays. Il ne seront plus TOLÉRÉS. Quelques uns me lisent, ils se reconnaîtront. Leur sentiment ne me sera pas étranger. Et puis aujourd’hui, j’ai marché dans la nature, j’ai arpenté les chemins, j’ai mis mon nez dans ce qui pousse. Tout pousse, et quelle joie de le vérifier avec les yeux le nez les oreilles et la peau, alors ça va, tout poussera dans les péripéties. Les figuiers délivreront leurs figues, les poiriers délivreront leurs poires, les ruisseaux délivreront leurs eaux, les chattes délivreront leurs chatons, les petits éditeurs de poésie délivreront leurs plaquettes d’oxygène, et aussi longtemps qu’on délivrera en choeur, ma foi on sera délivré, tant bien que mal. Hervé m’adresse son dernier recueil de poésie, dont, je l’avoue, le titre ne me disait rien qui vaille. Pourquoi Métaphysique alors que ce que j’aime dans son écriture est profondément physique, du genre que l’on vérifie avec les yeux le nez les oreilles et la peau ? Il m’a fallu lire pour comprendre, et peut-être que le climat politique m’a aidé, mais oui, en fin de recueil tout était devenu clair : « métaphysique » au sens où nous sommes vivants, par conséquent nous sommes mortels, et réciproquement. C’est tout simple au fond la « métaphysique », pas si intimidant. « Métaphysique » comme l’est l’un des plus beaux proverbes (et monovocalisme en e) de Perec, qui eût pu servir ici d’exergue : « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère ». La figues et les poires, les ruisseaux et les chats, la poésie physique et métaphysique, le pas de côté pour mieux voir, et la force de vie qui surgit toujours : merci.
« Nous sommes là Et nous rêvons À la fragilité De notre temps Immuable Ce qui de nous Pousse en terre Rejoint la cime Et se mange Les yeux oubliés La pensée belle Des nuées Un parfum Proposé au vent Le coeur ignoré Comme si le monde fleurissant Pensait aussi à nous » (p. 39)
IX (9e et dernier épisode – j’avais bien quelques idées supplémentaires d’exploration des papiers empilés sur ma table de chevet, au train où vont les piles je pourrais ne jamais cesser mais baste, je ne suis plus d’humeur, pour le temps présent j’ai perdu l’envie de présenter mes papiers)
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : La Civette, Bruno Heitz, éditions On Verra Bien.
Yann continue de mener son frêle esquif à l’abri des vents et tempêtes, en publiant discrètement un ou deux livres par an, soigneusement sélectionné(s) et peaufiné(s). Sans toutefois dédaigner les inédits, On Verra Bien s’est fait une spécialité de la réédition, ou carrément de la résurrection, de romans oubliés du milieu du XXe siècle. On lui doit notamment d’avoir (re-)découvert des voix aussi singulières et gouleyantes, âpres ou poétiques, que celles de Ernest Pérochon (Les Hommes frénétiques, stupéfiant roman de SF écrit en 1925), Georges Magnane, Christian Bachelin ou JMA Paroutaud.
La dernière parution en date d’On Verra bien sonne pareillement « vintage »… sauf qu’il s’agit d’une authentique nouveauté, et même d’un premier roman. Certes, son auteur est loin d’être un perdreau de l’année : Bruno Heitz a signé son premier livre il y a 45 ans, et il est devenu entre temps l’une des superstars de la bande dessinée et du livre pour enfants. Ayant franchi l’âge de la retraite (y compris selon les récents critères macronistes) voilà qu’il écrit pour la première fois un livre sans images. Sans images mais pas sans imaginaire : le lecteur reconnaît en quelques pages l’univers rural et drolatique, quotidien et absurde, à la frontière de la chronique populaire et du polar, qu’Heitz a déployé notamment dans ses séries Un privé à la cambrousse ou Les dessous de Saint-Saturnin, ou bien dans J’ai pas tué de Gaulle mais ça a bien failli et ses déclinaisons.
Ici je glisse une confidence : à l’époque où je fréquentais le milieu de la littérature jeunesse, je croisais parfois Bruno Heitz puisque, à la fois immensément talentueux et immensément sympathique, il était d’à peu près tous les salons. Or souvent je me débrouillais pour me retrouver assis à la même table que lui, assuré ainsi de finir le repas en pleurant de rire et en me tenant les côtes. Car, avant même de toucher un outil, qu’il soit crayon ou stylo, Bruno est un conteur exceptionnel, qui en a toujours une bonne à raconter, puisant dans ses souvenirs ou les inventant au fur et à mesure. Il incarne chaque personnage, il fait même les voix et on ne se lasse pas de son petit théâtre, bonhomme et pourtant vachard, tendre mais sans concession, empathique quoique malicieux, pittoresque mais pas caricatural : profondément humain, donc marrant et brutal, en même temps.
C’était ce même régal que j’espérais de sa Civette. Je ne suis point déçu. Nous voici à Villeneuve-les-Granges, bled imaginaire mais facile à situer sur une carte en triangulant les indices disséminés : Chalon-sur-Saône est la ville la plus proche ; Lyon, une cité lointaine quasi-mythique, lieu de débauche et d’administration ; et l’un des deux bistros de Villeneuve s’appelle « Café de Paris » puisqu’il est placé dans une rue qui, sans doute, mène à la capitale, mais cette idée-là est une pure abstraction.
L’époque n’est pas précisée non plus mais là encore les indices sont suffisants pour inspirer au lecteur une approximation fiable : de Gaulle est encore président. Parmi les innombrables marqueurs temporels émaillant ce qu’il faut bien appeler un roman historique, voici une notation sur les voitures, remarquable de pertinence sociologique mais aussi d’acuité esthétique, morceau choisi qui permettra de goûter l’expressivité de Bruno Heitz et le sel de ses images (on précisera à toutes fins utiles que, selon Wikipedia, Citroën a produit en série l’Ami6 de 1961 à 1969) :
Il n’était pas très populaire, [le nouveau docteur]. Rien que sa voiture, déjà : une originalité, cette nouvelle Citroën, la 3CV qu’on appelle aussi Ami6. Une drôle de bagnole qui fait un bruit de 2CV mais qui se donne des airs de grosse voiture avec des phares rectangulaires, un capot plongeant et une lunette arrière inversée. Une bizarrerie à Villeneuve, où on est plus habitué aux Juvaquatre et aux 2CV, ou même aux Rosalie d’avant-guerre, camionnettes pour la plupart. Cette voiture au style tarabiscoté, qui se dandine comme son aînée la deux pattes, ça fait sourire, comme on se moquerait d’un ouvrier portant un nœud papillon ou un chapeau melon pour aller au turbin. Mais ce qui a le plus intrigué, ce n’est pas la voiture, ni le collier de barbe du petit docteur. C’est son goût pour les cigarettes blondes. Dans ce village, on ne fume pas de ces tabacs qui sentent le miel. C’est une drôle d’idée, de fumer des blondes, une idée de citadin, d’acteur de cinéma… pour ne pas dire d’inverti.
Car oui, au fait, la fameuse Civette qui donne son titre au roman est la patronne du tabac, une veuve qui, comme tous les autres personnages, juge et ordonne le monde depuis son propre comptoir : elle sait qui fume ou non, et quelle sorte, du vieux gris, du Caporal de troupe, ou, exceptionnellement, des cigarettes blondes, pour les excentriques et les gens pas d’ici. Autour d’elle, grenouillent chacun à son tour et chapitre après chapitre, comme autant de trognes, le docteur adultère, le bistrotier morose et sa rivale la bistrotière accorte, l’amoureux éconduit, l’instit dépressif et sa remplaçante pète-sec dont personne ne sait qu’elle vit avec une femme, le correspondant local du journal quotidien qui passe pour un intellectuel puisqu’il utilise des locutions latines, le pharmacien sournois, la postière à qui il ne faut pas marcher sur les pieds, la cantinière revancharde, l’alcoolique qui a perdu son bébé… Chacune et chacun va jouer son rôle dans l’intrigue qui, bien sûr, de ressentiment en superstition, de complot de cambrousse en lettre anonyme, finira mal.
Tout ceci est délicieux. Mais l’anxiogène air du temps m’incitant à tirer de chaque événement, y compris de mon plaisir de lecture, un commentaire politique, je me dis, levant soudain les yeux pour aller voter, que ce conte cruel issu de notre passé n’est pas passéiste. Évoquer les périodes révolues, les périodes qui « résistaient au changement », en l’occurence cet âge prétendu d’or qu’étaient nos Trente Glorieuses, n’est pas réactionnaire, puisque non, décidément, ce n’était pas mieux avant. Tout a changé, sauf l’essentiel : les gens se détestaient déjà, se méprisaient ou s’ignoraient, se tuaient, les préjugés et les ragots dans les villages n’avaient pas besoin des réseaux sociaux pour faire de gros dégâts. Mais certains individus, rares, étaient (sont) admirables. Ceux qui font ce qu’ils peuvent.
Ce soir à 21h, je joue avec mes camarades de Micromegas devant le musée de l’eau, Pont-en-Royans, Drôme. Hélas, en arrivant sur place j’ai la mauvaise surprise de constater que des terroristes d’extrême gauche en ont souillé la façade avec leurs slogans extrémistes (document ci-dessus). Vivement qu’un peu d’ordre et d’autorité dans ce pays mette un terme aux agissements de ces dangereux individus radicalisés. Le fascisme de gauche ne passera pas !
Puis : merci à Laurent Vigne (tiens tiens ce nom me dit quelque chose) pour m’avoir durant le concert tiré le portrait ainsi que celui de l’orchestre.
Vu ce soir Vincent doit mourir de Stéphan Castang, avec Vimala Pons qui est ma préférée actrice, et Karim Leklou qui pourrait être mon préféré acteur si j’avais ce genre de chose, un préféré acteur. Film génial ! Film très onirique c’est-à-dire parfaitement évident tout en étant parfaitement mystérieux. Film « Kafkaïen » dans le sens où Kafka éclatait de rire tout seul en lisant à haute voix ses fables terrifiantes. Film paranoïaque de haute volée, qui dit la vérité par la trouille, tel Le Locataire de Polanski, Les Chiens de paille de Peckinpah, Bug de Friedkin, ou à peu près tout John Carpenter. Mais surtout film archi-contemporain : il donne à sentir ce monde incompréhensible où il vaut mieux rester confiné, ce monde où il faut éviter à tout prix le contact visuel pour ne pas courir le risque de l’agression, ce monde où l’on ne supporte plus son prochain, ce monde où la méfiance est le dernier mot des rapports sociaux individualistes et libéraux, ce monde où la violence mortelle de tous contre tous peut éclater à tout instant, c’est bien notre monde, il n’y en a pas d’autre. Film éminemment politique, en somme.
II
Vu aussi le saisissant reportage sur Arte, La jeunesse n’emmerde plus le Front national, qui permet d’accompagner un groupe de jeunes militants du RN, de 17 à 25 ans, jusqu’à un meeting de leur rock star Jordan Bardella. Les laisser parler, tâcher de comprendre ce qui se passe, de comprendre leurs raisons, puisqu’il faut leur laisser ce crédit, ils ont leurs raisons, ils sont rationnels. On écoute ces jeunes gens et ce qui est affolant c’est que sur bien des points on ne peut pas leur donner tort. « Personne ne fait rien pour nous, on veut reprendre en main notre destin » , « On est délaissés par la classe politique qui est déconnectée » , etc… comment ne pas contresigner. Les jeunes se ruent sur le RN tout simplement parce que personne d’autre dans la classe politique ne s’adresse à eux ! Ce n’est pas en trois semaines qu’on pourrait redresser ça, mais en une génération, 20 ans au moins… Voilà : c’est désespérant, c’est flippant, c’est révoltant, mais « c’est normal » comme le disaient Brigitte Fontaine et Areski. Que faire ?
III
Ces jours-ci je remâche une puissante image employée par l’écrivain Terry Pratchett (1948-2015) durant une interview, pour décrire son état d’esprit depuis qu’il se savait condamné. Pratchett est mort huit ans après après avoir appris que la maladie d’Alzheimer l’habitait. Il a vécu huit ans à se savoir foutu, huit ans à se sentir partir jour après jour, huit ans de délabrement inexorable, huit ans de sursis ou bien de supplice très atroce, selon le point de vue. Il dit ceci (je cite de mémoire, je trahis sans doute) :
C’est comme être coincé dans l’habitacle d’une voiture pendant un accident mortel, mais un accident prodigieusement lent. Des années passent entre le moment où l’on voit le platane dans le virage, et celui où le platane nous broie dans le métal, des années à le voir se précipiter chaque seconde vers nous sans pouvoir faire le moindre geste pour l’éviter.
Outre que cette image est difficilement surpassable pour exprimer le sentiment tragique en général, elle me hante aujourd’hui en raison d’un platane très précis, très concret, que nous voyons tous dans le virage. Nous n’avons pas huit ans mais à peine trois semaines avant de nous le prendre dans la gueule. Que faire pendant ces trois semaines ? Rien, comme si on avait Alzheimer Certains tentent des choses tout de même, bougent encore dans l’habitacle, envoient des signes, et je salue leurs initiatives. Je salue ici l’initiative du poète Yves Béal. Chagriné que son petit village (Saint-Didier-de-Bizonnes, 318 âmes) ait voté, comme la France, massivement pour le RN, Yves a décidé d’écrire à chacun de ses 317 concitoyens. Il a glissé dans chaque boîte aux lettres du village : – non seulement un poème (hélas les poètes ne sont pas les derniers à douter de l’efficacité didactique de leur poème) ; – non seulement un rappel historique sur le passé de ce parti qui roule des mécaniques, et dont il est faux de dire qu’il n’a jamais été au pouvoir puisque les fondateurs du FN étaient très proches des cercles de pouvoir entre 1940 et 1944 (hélas ce simple bon sens n’est plus de mise à l’heure où le platane « dédiabolisé » et cachant ses racines est si proche que l’on peut voir le grain de son écorce) ; – mais aussi, et peut-être surtout, un topo sur l’activité législative récente du RN que je reproduis ci-dessous :
Le RN prétend défendre le peuple, les gens de peu, les pauvres, les déclassés, les exploités, les galériens. Or leurs positions dans l’hémicycle prouvent qu’ils ont systématiquement voté CONTRE les dominés, et en faveur des dominants. Tandis que les vieilles positions de principe humanistes, genre « le racisme c’est mal » n’atteignent désormais plus leur cible, c’est cet argument-là, « au portefeuille » qui pourrait avoir in extremis les meilleures chances de toucher sa cible : ô vous les misérables, qui avez été abandonnés (c’est un fait) par la classe politique depuis des décennies, croyez-vous vraiment que votre vie va sensiblement s’améliorer lorsque ce parti-là sera aux affaires ? Ben, non. Vous êtes en train de vous faire arnaquer. Vous imaginez mettre un coup de pied dans la fourmilière « politicienne » à bonnes paroles et belle cravate mais vous en êtes la dupe pure et simple.
La scène la plus célèbre du Dernier tango à Paris (Bernardo Bertolucci, 1972) est celle où Marlon Brandon impose à Maria Schneider une sodomie, lubrifiée au beurre. Ce viol a beau être simulé (on pourrait dire viol de cinéma comme on dit baiser de cinéma, mais mieux vaut encourager la culture du baiser que la culture du viol), il est redoublé en abyme : l’actrice n’avait pas été prévenue de ce rebondissement avant la prise, le réalisateur-manipulateur cherchant à saisir sur pellicule la réaction « authentique » de sa marionnette à la violence de la situation. Mission amplement accomplie : le film est aussi pénible à regarder qu’un snuff movie. Je dis ça, mais je n’ai jamais vu de snuff movie, simplement j’imagine – et la sale idée que je m’en fais provient de ce que le Dernier tango à Paris a imprimé sur ma rétine. Cette scène a marqué pour toujours Maria Schneider (morte en 2011) et sa carrière. Je me souviens d’une interview télévisée tardive de l’actrice où elle racontait qu’elle ne pouvait s’asseoir dans un restaurant sans qu’un garçon ne dépose sur la table, en ricanant, une plaquette de beurre. Elle portait durant cette interview des lunettes noires qui cachaient ses larmes. Et bien sûr, pendant les années voire les décennies qui ont suivi le foutu Tango, le milieu du cinéma ne lui a proposé que des rôles dénudés, des rôles de petites salopes bonnes à enculer. Raconter cette histoire atroce est indéniablement utile, et bienvenu en notre époque metoo où les actrices, porte-paroles de toutes les femmes, ne veulent plus subir les violences que leur imposent les hommes. Notre époque est aussi celle où la mécanique de la « réputation » , si archaïque pourtant, est enfin analysée de façon adéquate et urgente par Laure Daussy (cf. ici) : ce sont les fantasmes et les pratiques des hommes, dont l’impunité est favorisée par la culture patriarcale, qui fabriquent pour leur propre usage le mythe de la fille facile. Le principe, élémentaire, de la réputation est qu’il suffit de violer une fille pour qu’elle devienne violable, et pour toujours ; processus qui fonctionne également devant une caméra, la femme (l’actrice) devenant coupable d’un crime dont elle était la victime. Plus on racontera l’histoire de Maria Schneider, plus on aura une chance d’aider les femmes violées à être entendues et crues, aidées plutôt que soupçonnées d’y être-un-peu-pour-quelque-chose. Pourtant… Je sors du cinéma, j’ai vu Maria de Jessica Palud, qui me laisse un goût plutôt amer. Ce biopic, où le rôle-titre est tenu par Anamaria Vartolomei (vue autrefois dans un autre rôle difficile et nécessaire, L’événement d’après Annie Ernaux), est centré autour du tournage du Tango, mais n’ajoute finalement en 1h40 que peu de choses, en termes de compréhension comme en termes d’émotion, à la très fulgurante interview où Maria racontait en ravalant ses sanglots l’anecdote du garçon de restaurant. Maria, film sans aucun doute féministe, est en fin de compte aussi désagréable à regarder que le film original, aujourd’hui ringard, de 1972, ce film d’homme(s), qui raconte l’histoire d’un homme, le fantasme d’un homme, la dépression et la noirceur d’un homme vieillissant qui abuse et instrumentalise une très jeune fille. Dans Maria, l’interminable reconstitution du tournage de la scène à la plaque de beurre place paradoxalement le spectateur tout autant dans une position de voyeur, snuff movie au carré, comme si de la pornographie reproduisait de la pornographie pour dénoncer la pornographie. Ou, pire encore, comme si Maria Schneider qui toute sa vie a tenté de ne pas être réduite à cette seule scène, y était encore une fois assignée, et résumée. En revanche, c’est lorsque Maria s’éloigne de sa scène originelle que la cinéaste trouve des moyens saisissants de traiter son sujet. La séquence, opportunément choisie pour illustrer l’affiche du film, où Maria Schneider est bombardée par les flashs des photographes (tous des hommes) en dit largement plus long, et avec un pas de côté plus intéressant, que la reproduction frontale du viol : la violence dure longtemps après les faits, elle est reconduite dans la lumière et le silence (au cinéma on dit Lumière… Silence… Ça tourne). Idem la scène pathétique où Maria, déglinguée par la drogue, fait du raffut en pleine nuit devant chez son oncle. Elle interpelle le voisin réveillé, sorti sur son balcon : « Ne me regarde pas ! » Quelle phrase terrible à prononcer pour une actrice. Surtout, je relève in extremis le discret hommage que rend Maria à Jacques Rivette. Dans l’une des scène finales, Maria Schneider se trouve à nouveau en promotion, cette fois-ci pour Merry-go-round (Jacques Rivette, 1981). Elle semble avoir tourné la page du Tango puisqu’elle déclare en souriant : « J’ai adoré travailler avec cet homme. » Oui ! Voilà selon moi la principale leçon à retenir, leçon de joie et de liberté. Si l’on se penche sur le cinéma des années 70, laissons donc moisir Bertolucci dans son recoin sépia, et redécouvrons Rivette, redécouvrons en permanence et sans relâche à quel point il était moderne. Sans même remonter jusqu’à La Religieuse (1967) qui évidemment dénonce à la suite de Diderot l’oppression des femmes, revoyons L’amour fou (1969), ce récit de l’émancipation d’une femme poussée à la folie par la vie conjugale, et surtout Céline et Julie vont en bateau (1974), sûrement le film le plus féministe que l’on puisse imaginer, du moins réalisé par un homme, prototype de tous les films suivants de Rivette, dans sa méthode comme dans sa manière de faire des femmes des sujets et non des outils, des partenaires (de création) et non des fantasmes. Comme a dit Judith Godrèche en citant Céline et Julie lors de la dernière cérémonie des Césars :
– Céline : Il était une fois. – Julie : Il était deux fois. Il était trois fois. – Céline : Il était que, cette fois, ça ne se passera pas comme ça. Pas comme les autres fois.
Post-scriptum. Suite à la publication de l’article ci-dessus sur Fichtrebouque, un(e) certain(e) Afton Berg a écrit le commentaire suivant :
Votre chronique est super, mais au final vous finissez par valoriser un homme alors que votre sujet était une femme! Le patriarcat revient tjrs nous attraper, même qd on a les meilleures intentions! On est pas sorti de l’auberge comme on dit!
Mon sang n’a fait qu’un tour :
Pas d’accord. Ce qu’il faut abolir (et le rappeler sans relâche façon « Delenda Carthago » ), c’est le patriarcat, pas les hommes. Je ne crois pas, en faisant l’éloge d’un homme, un homme qui justement a offert une voie de narration fertile en termes d’alternative au patriarcat, ni rattraper celui-ci ni me faire rattraper par lui. Les femmes écrivent des livres et réalisent des films sans que chacune ne soit l’exception qui confirme la règle façon schtroumpfette, youpi, il était temps, lisons-les, voyons-les, écoutons-les. Pour autant toutes les oeuvres des hommes ne sont pas « patriarcales ». Je considère parfaitement stupides les postures radicales telles celle d’Alice Coffin déclarant fièrement « ne plus lire les livres écrits par des hommes » . C’est un excès contre-productif, et un révisionnisme. Un exemple très simple : l’un de mes écrivains préférés, toutes catégories confondues, est Annie Ernaux, justement essentielle pour appréhender la voix des femmes. Or lorsqu’elle cite ses influences, les lectures qui lui ont donné envie d’écrire, on y trouve pêle-mêle des femmes (Beauvoir, Woolf, Etcherelli) et des hommes (Flaubert, Bourdieu, Perec). Faudrait-il, sous couvert de « féminisme » lire les unes et jeter à la poubelle les autres ? Ce serait absurde. Chacune et chacun ont fait notre histoire, celle d’Ernaux, celle de la pensée et celle des lettres. (1) De surcroît, favoriser une femme plutôt qu’un homme au seul titre qu’elle est une femme pourrait dangereusement conduire à plébisciter des femmes qui soutiennent les piliers patriarcaux. Dans le champ du cinéma : vive Varda, méfions-nous de Maïwenn. Dans le champ politique c’est encore pire, et plus évident : il n’est pas très anti-patriarcal de soutenir les deux héritières Le Pen, Giorgia Meloni, Thaïs d’Escuffon, Ludovine de la Rochère ou bien les Caryatides, Les Némésis, les Brigandes, et autres malfaisantes. Mais merci pour la stimulation intellectuelle de bon matin !
(1) – Ajout, août 2024. Entre temps je suis tombé sur un autre exemple tellement fulgurant qu’il en est presque caricatural. Alison Bechdel, autrice de bandes dessinées, féministe, lesbienne, explorant surtout l’autobiographie (lisez Fun Home, c’est magistral) revendique parmi ses influences Robert Crumb, qui depuis 60 ans se fait insulter par les féministes à cause de sa représentation de fantasmes sexuels humiliant les femmes et confinant à la misogynie. Ce n’est pas un paradoxe, c’est une filiation complexe, comme on parle de pensée complexe, de nuance, quoi. D’un autre côté, qui peut prétendre entreprendre une bande dessinée autobiographique et ignorer l’influence de Crumb ?
On est bien avancés maintenant. Que faire ? De l’art. Ouf. L’art est ce pas de côté qui permet de ne pas succomber trop vite ni trop complaisamment au réel, de mieux le sentir dans sa main sur sa peau et dans ses yeux ce foutu réel, au lieu de seulement se faire avoir par lui. On n’est pas à sa merci ! On n’est pas sa chose, il est la nôtre, merde ! Et même : MONSIEUR Merde. Tiens il nous avait manqué, celui-ci. On est content de revoir monsieur Merde chier très littéralement dans les bégonias. Car je sors du cinéma. J’ai vu cela. J’ai vu les bégonias et le réel transfiguré. J’ai vu les 41 minutes et 19 secondes de C’est pas moi, dénégation enfantine et moyen métrage de Leos Carax. Ouf, pas de panique, en tout cas un peu moins de panique grâce au pas de côté : l’art est toujours là, la mise à distance, l’archi-intime et l’archi-universel en tresse plutôt qu’en détresse. Carax nous parle de lui, de son histoire et de celle du cinéma et de celle de l’Europe, histoire commune vieille d’un siècle mais il nous semble que le film nous parle d’aujourd’hui, car le tour de magie opère encore, et oui, et ouf, l’illusion que ce film a été fait ce matin en « réaction » . Film work-in-progress (ce sont les premiers mots qu’on lit sur l’écran), film patchwork, film installation, film happening, film sans mode d’emploi et puis quoi encore puisque ce ne sont que des images, film intemporel et c’est justement en cela qu’il donne cette impression si vive d’actualité, film de montage, de bric, de broc et d’amour, film de fantômes comme n’importe quel film (digne de ce nom), film quête-de-beauté comme n’importe quel film (digne de ce nom), film ludique quoique tragique, film godardien quoique caraxoïde, « C’est pas moi » recycle toute la filmographie de son auteur, jusques et y compris dans la scène post-générique où Annette joue le rôle de Denis Lavant, mais toujours sur du Bowie. Dans une scène que je suppose tirée de Holly Motors (2012) (mais je n’irai pas vérifier), un présentateur télé alerte ses spectateurs sur un étrange phénomène : plus personne en France n’a ri depuis trois jours. TROIS JOURS ? Sérieux ? Mais oui, c’est bien ça, je recompte sur mes doigts, nous sommes mercredi jour des sorties au cinéma, trois jours depuis dimanche soir. Comment l’a-t-il su, comment le sait-il depuis peut-être 2012 (mais je n’irai pas vérifier). L’art a raison et c’est à ça qu’on le reconnait. Et puis comme une menace certaines figures de l’extrême-droite défilent vers le premier tiers du film, elles tendent le bras en parade, elles aussi sont intemporelles, quoique certaines rient depuis trois jours, et sont créditées dans le générique de fin comme « Têtes de salauds » .
Oui, bon, j’ai bricolé cette affiche alors que je n’ai jamais dépassé le stade « débutant sur Photoshop » mais l’important est qu’elle soit informative. Soyez informés : la tournée Chagall, l’ange à la fenêtre passe bientôt près de chez vous ! (Du moins si vous habitez près de Claix, de Seyssinet, d’Oris-en-Rattier, de Grenoble ou d’Eybens.)
« La biographie de Marc Chagall (1887-1985) est un voyage. Né au sein d’une famille juive dans un shtetl de Biélorussie, il fait ses études à Saint-Pétersbourg et dès 1910 rejoint Paris, alors capitale mondiale des arts. Il retourne en Russie pour participer à la Révolution et sera même promu « commissaire aux beaux-arts » de la jeune URSS, avant de fuir définitivement son pays natal pour Berlin, les USA, le Brésil… La dernière partie de sa vie s’ancre en France, qui reste son pays de cœur. Nous évoquerons ses pérégrinations, son art et son époque, en mêlant le récit biographique, les images projetées… et bien entendu la musique, si présente dans son œuvre, avec un répertoire dominé par la musique russe mais s’autorisant, comme lui-même, des détours par le klezmer, la musique française du début du XXe siècle, et même l’opéra : l’une des dernières grandes œuvres de Chagall n’est-elle pas la fresque au plafond de l’opéra Garnier à Paris ? »
Violon : Christine Antoine Arrangements et piano : Bernard Commandeur Texte et voix : Fabrice Vigne Durée approximative : 1h10
Prochaines représentations :
– Dimanche 2 juin 11h, à Claix (mais c’est complet) – Dimanche 30 juin 11h, dans le château de Seyssinet – Vendredi 30 août 18h, dans la chapelle d’Oris-en-Rattier qui se trouve être le village natal de mon père mais ça n’a presque rien à voir – Lundi 9 septembre 19h, à l’Espace des Cultures Juives de Grenoble – Mardi 10 septembre, 19h, au 170 Galerie de l’Arlequin, chez Mme Marie M. et M. Christophe S. (nous passons leurs noms sous silence par souci de leur vie privée) – Samedi 23 novembre, 19h : Chambéry (détails à venir) – Samedi 30 novembre, 18h30 : chez Mme Valérie Levallois, Corps d’Uriage (38), coordonnées sur demande privée. – Jeudi 23 janvier 2025, à Eybens – Mardi 1er avril, 19h, Eglise / Salle polyculturelle de Val Thorens (73)
Des circonstances complètement inattendues ont permis que je mette la main sur un lot de correspondance familiale. Je lis avec des émotions variées ces lettres intimes qui courent de 1963 à 1981 et me révèlent des proches, dont mes parents, en leur jeunesse. Je découvre des inconnus, familiers. Je décortique avec des précautions d’archiviste cette capsule temporelle, ce temps qui passe, pris dans l’ambre sous la forme désuète de feuilles de papier pliées en quatre et cachetées sous enveloppes, avec parfois une découpe à la place du timbre (lorsque celui-ci était beau, rare, ou venu de l’étranger). Et soudain, parmi ces familiers inconnus, je tombe sur moi-même. Dans une des toutes dernières enveloppes, contenant une carte postale d’été annonçant un déménagement, a été glissé un feuillet écrit de ma main. J’avais 12 ans. Ce gamin m’attendrit et me fait rire. Il fait plein de fautes d’orthographe mais il est marrant. Il commence par s’adresser à « Chaire [sic] fraîche », qu’il raye pour écrire plus sérieusement « Cher [sic] tous » . Il fait le mariole, il ne dit pas ses affres dont j’ai le vague souvenir. Je sais ce qu’il ne sait pas, mais j’ai oublié beaucoup de ce qu’il sait encore. J’aimerais le prendre dans mes bras et lui dire « Ne t’inquiète pas, chut chut ça va aller » et qu’il me rende mon câlin. Puis je relève la tête et j’aime toujours aussi passionnément, et de plus en plus, le papier. Les papiers. L’endroit où s’écrivent les histoires, l’Histoire. Et je me demande ce qu’il restera dans 50 ans de nos monceaux de mails, textos, statuts, profils, posts, stories.
Éditeur et blogueur depuis avril 2008.
Treize livres au catalogue. Deux épuisés, onze en vente. Tous remarquables, achetez-les en lot.
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