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Faut-il censurer les mauvais livres ?

15/11/2024 Aucun commentaire

La censure est mon ennemie littéraire, la censure est mon ennemie politique. La censure est de droit improbe, malhonnête et déloyale. J’accuse la censure.
Lettre de Victor Hugo
à son excellence le Ministre de l’Intérieur,
3 janvier 1830.
Hugo n’a pas 28 ans et s’indigne de la censure d’Hernani.

Je suis viscéralement hostile à la censure des livres. Dès qu’un livre est foudroyé ou ne serait-ce que menacé par la censure, que celle-ci émane de l’État ou de quelque lobby, dès qu’il est condamné par la justice ou par la voix du peuple numérisée ou non, c’est plus fort que moi, j’en fais une affaire personnelle : je veux le lire, s’il le faut je veux le posséder comme si ma vie en dépendait, puisque la vie de ce livre en dépend.

Vive l’Enfer : c’est ainsi que compulsivement j’accumule, éparpillés dans ma bibliothèque, évidemment les Versets sataniques de Rushdie, La Question d’Henri Alleg, Le Con d’Irène d’Aragon, Suicide mode d’emploi de Guillon et Le Bonniec, les pamphlets de Céline, les premiers livres de Jean Genet, des volumes de Sade édités par Pauvert, Hitler=SS de Vuillemin et Gourio, Bien trop petit de Manu Causse…
Sans parler des exemples classiques aujourd’hui risibles où la vilaine Anastasie s’est ridiculisée pour l’éternité : Madame Bovary, J’irai cracher sur vos tombes, Les Fleurs du mal, Lolita, La Ferme des animaux, Les Damnés de la terre, Lourdes, lentes, Eden Eden Eden, Le Deuxième sexe, Le Maître et Marguerite

J’ai même quelque part sur un rayonnage un exemplaire de Mein Kampf, et les joues encore rouges du souvenir de ce jour où je l’ai acquis : j’étais étudiant en histoire et je trouvais normal de lire ce texte si plein d’effet dans le XXe siècle, mais la vendeuse me regardait comme si j’étais personnellement complice de crimes de guerre. Quel malentendu.

Je trouvais et je trouve capital, essentiel, suprêmement important que les livres soient disponibles : il faut ne rien effacer, afin qu’on puisse juger sur pièce. Même les ignobles journaux intimes de Gabriel Matzneff, petites dégueulasseries, confessions littéralement criminelles en plus d’être autosatisfaites, j’ai ressenti un léger malaise à la nouvelle de leur suspension de vente (je ne suis pas allé jusqu’à les acheter).

Et voilà que tombe l’affaire Spirou et la gorgone bleue, album écrit par Yann, dessiné par Dany. Alias Yann Le Pennetier (1954-) et Daniel Henrotin (1943-), qui ont en commun de signer sous leurs seuls prénoms réduits à quatre lettres.

Sorti en septembre 2023, ce livre ne fait parler de lui qu’un peu plus d’un an plus tard : une polémique est lancée sur Tik-Tok, l’accusant de racisme. Le bad buzz s’emballe, c’est-à-dire le lynchage en réseau, les invectives sont relayées mille et mille fois (dont celle d’un graphiste twittant « Je peux savoir qui a validé le dernier Spirou chez @EditionsDupuis ? La carte d’adhérent au RN est fournie avec la BD ? »), car on lit les réseaux davantage que le livre – comme d’hab. Les éditions Dupuis, ayant entendu le choeur des indignations, annoncent toujours sur les réseaux le 31 octobre dernier retirer l’album de la vente, et présentent leurs excuses, se disant « profondément désolées si cet album a pu choquer et blesser » .

Évidemment, je me précipite. Où est-il, ce bouquin ? Je l’emprunte en médiathèque. Toujours le même réflexe vital, juger sur pièces avant que les pièces ne disparaissent.

Eh, bien… Je trouve scandaleux de cancéler ce livre pour cause de caricatures racistes. Il faudrait plutôt, à la rigueur, le cancéler parce que c’est très mauvais ! (Et dans la foulée, interdire une bonne fois pour toutes la moindre velléité de reprise d’anciens personnages dans des franchises sans fin, sauf bien sûr le Spirou d’Émile Bravo qui est génial – oui, car outre mon inextinguible pulsion à sauver les oeuvres censurés, j’ai aussi un côté petit dictateur qui sait mieux que tout le monde ce qui est génial et ce qui est nul et qui voudrait virer toute la drouille, ah on ne s’ennuie jamais à l’intérieur de moi, y a du débat.)

Mais revenons à la Gorgone bleue. La caricature des Noirs y est très anecdotique (et dire que Tintin au Congo circule toujours sans être inquiété…), certes déplaisante, conventionnelle et datée (grosses lèvres et gros nez) mais pas spécialement plus choquante que la caricature des autres personnages – galerie de pantins. Tandis que c’est l’album dans sa globalité qui est hors de son temps : lourdingue, mal fichu, laborieux, né obsolète, encombré de références et d’un humour de boomers dont on se demande qui il peut faire sourire.

Les auteurs tentent de plaquer notre époque et ses problématiques (l’éco-activisme, la malbouffe, la toute-puissance de la finance industrielle agro-alimentaire incarnée par un type à tête de Trump… Okay, mais bon sang, la nocivité de la manipulation publicitaire était dénoncée par Franquin dès 1961 dans Z comme Zorglub de façon tellement plus subversive puisque les héros eux-mêmes y succombaient !), en utilisant pour cela des personnages archétypiques des années 50 (Spirou, Fantasio, Champignac, Seccotine)… Voire des années 70 puisqu’ils ressortent du chapeau à nostalgie un personnage oublié et oubliable, sans lien avec Spirou, l’agente spéciale Cloud Mac Kay, dessinée autrefois par Dany et qui était déjà un cliché en 1975. Détail révélateur : sur la couverture, son visage est caché par ses cheveux, on ne voit que ses seins.

Champignac invente un Viagra à base de champignons, Seccotine se révèle lesbienne (oh mais on s’en doutait : elle est depuis toujours en compétition avec le couple d’hommes à l’amitié homo-hérotique Spirou et Fantasio), Spip mordille des mollets en avertissant qu’il aurait pu s’en prendre aux noisettes… Bon bon bon.

Yann se montre encore un tout petit peu à la hauteur lorsqu’il fait ce qu’il sait faire (de la fiction roccambolesque aux dialogues relevés, à partir d’une documentation solide, en l’occurrence le terrifiant « 7e continent en plastique », il a bossé ses dossiers, c’est indéniable). Dany est le moins supportable du duo. Égrillard et « gaulois » (depuis 25 ans il gagne sa vie avec ses pénibles recueils de blagues érotiques comme il s’en colporte entre éviers et latrines à l’heure de la mise au baquet des repas une fois de plus ingurgités), il saisit toutes les occasions de dessiner des jeunes filles bien gaulées en bikini ou combinaison lycra hypermoulante, interchangeables et stéréotypées (toutes ont bouche pulpeuse, nez infime, yeux en amande). C’est son dessin, accusé de racisme, qui rend l’ensemble nettement plus sexiste que raciste. Mais, plus que tout : sans intérêt, voilà. Une blague de tonton gênant.

Le retrait de la vente n’est pas une injustice exorbitante. D’autant qu’il reste les médiathèques, CQFD. Je reste, du tréfonds de mon intimité, extrêmement vigilant et prompt à lire à tout prix ce qui est menacé de censure, mais on n’est pas non plus devant les Versets sataniques. Lit-on encore uniquement pour ce qu’il est ce beau roman foisonnant, baroque et onirique, au fait ?

Dire la joie

14/11/2024 Aucun commentaire

Petit livre jouissif à propos de la jouissance : Comment jouir de la lecture ?, Clémentine Beauvais, ed. La Martinière, collection Alt.
Texte bref comme une conférence, mais du genre qui excite et non qui endort.
Érudit mais primesautier, drôle, intelligent, stimulant.
L’autrice propose de passer de l’idéologie si commune et si mal comprise du « plaisir de lire » à l’authentique jouissance, celle qu’on s’invente, cette qu’on travaille en pleine conscience, et qu’on partage.
Elle commence par réfuter dos à dos les deux tendances dominantes et contraires : l’académique (qu’elle appelle pour sa part la réac, j’aurais eu envie de pinailler sur ce point parce que le snobisme et l’intimidation au « bon goût » n’ont pas d’époque) qui assène qu’il faut lire les classiques (elle parle de « prescription Homère-Dante » , formule assez marrante) ; et l’autre, la lecture plaisir exigée avec le sourire par les enseignants et les médiathèques, entre autres, qui est plus progressiste peut-être mais au fond tout aussi limitée et limitante, évidence fausse parce qu’impossible à remettre en question : le plaisir ne se discute pas, il est perso, chacun le sien, éclate-toi avec Shakespeare ou avec Guillaume Musso, les-goûts-les-couleurs circulez y a rien à dire.
Or, Clémentine Beauvais a l’excellente idée de débuter son joli pamphlet par une analogie avec la jouissance par excellence : le sexe. Depuis une génération, ou même pas, depuis seulement une décennie, depuis qu’on a enfin compris à quoi ressemble un clitoris et qu’on prône le consentement, le plaisir sexuel s’améliore, il s’affine, il s’apprend, PARCE QU’IL SE DISCUTE, parce qu’on le verbalise, on le pédagogise, on le tutorise dans les forums, et mine de rien on le démocratise. Ce que Clémentine Beauvais appelle de ses voeux, c’est tout simplement qu’on fasse de même avec la jouissance livresque : discutons-la pour l’accroître, la varier, la connaître et se connaître. Quel beau projet.
Ainsi, taxinomie pour mémoire, au coeur de la plaquette elle énumère pas moins de 20 jouissances littéraires distinctes (liste non exhaustive), qui vont de la familiarité rassurante à son contraire, la complète désorientation, ou de l’empathie-miroir à l’exotisme, etc.

À titre personnel, en lisant cette énumération, je réalise une chose, qui n’engage que moi mais m’engage tout entier, qui me permet de réfléchir à ma propre joie de lecteur (et, donc, de l’augmenter encore) : je pourrais faire correspondre chacune des variétés de jouissance à un texte précis de mon sempiternel auteur de chevet, Georges Perec – voilà qui confirme méthodiquement par A+B la réussite du projet global de Perec, qui était d’épuiser le champ des possibles littéraires.


Et pendant ce temps, dans le même monde mais juste à côté… À la une de la presse du jour :

« Un an après sa prise de contrôle par Bolloré, Fayard va publier « Ce que je cherche », le premier livre de Jordan Bardella.
Lise Boëll, la nouvelle PDG de la prestigieuse maison d’édition (Hachette Livre), fait signer désormais des auteurs d’extrême droite, comme le président du RN ou Philippe de Villiers. Ce qui suscite l’ire de certains salariés et des départs en cascade. »

Le plus révoltant est ailleurs que dans les querelles internes d’une maison d’édition parisienne ! Bardella a bien le droit de publier des livres (qu’il n’écrit pas, comme tout le personnel politique, mais en France signer un ouvrage fait sérieux quand on se croit un destin national)…
En revanche Ce que je cherche est un titre pérécquien, il ne fallait pas y toucher.
Georges Perec a écrit l’article « Notes sur ce que je cherche » en 1978 et c’est une boussole, bien complète de ses quatre points cardinaux. Perec y définit les quatre directions dans lesquelles il travaille (le romanesque, l’autobiographique, le sociologique, le ludique). Ce texte bref et lumineux est pour moi un vade-mecum auquel je pourrais réfléchir avec profit chaque jour qui passe. Alors que je n’ai pas envie de penser à Bardella tous les jours, merde.

De rien

04/11/2024 Aucun commentaire

Le sentiment dépeint par Lewis Trondheim dans cette page m’est profondément familier.

Extrait de « Les petits riens de Lewis Trondheim » tome 9 : Les chemins de désir (Delcourt, 2024)

On peut s’instruire en s’amusant ! Le titre ainsi que l’illustration de couverture du livre me font découvrir une fort belle locution, issue du vocabulaire des urbanistes, que j’ignorais et que j’espère retenir. L’immédiate joie d’apprendre une telle expression compte parmi lesdits « petits riens » qui font que la vie, ou au minimum la journée, mérite d’être vécue.

Une ligne de désir, appelée aussi chemin de désir par les géographes, urbanistes et architectes, est un sentier tracé graduellement par érosion à la suite du passage répété de piétons, cyclistes ou animaux. La présence de lignes de désir (à travers les parcs ou terrains vagues) signale un aménagement urbain inapproprié des passages existants. » (Wikipedia)

Et à propos de petits riens, le Fond du Tiroir se passionne pour un rien et c’est même à ça qu’on le reconnaît.
Là, tiens, par exemple, ce matin je me passionne pour une curiosité linguistique tout-à-fait stupéfiante, qu’il conviendrait peut-être de poser sur la table dans les débats sur le genre, même si je ne sais pas au juste à quoi ce serait utile.

Lorsque le nom générique d’un animal est masculin, le terme désignant sa femelle existe pratiquement toujours :
Le lion a pour femelle la lionne.
Le renard a pour femelle la renarde.
Le dauphin a pour femelle la dauphine.
Le cochon a pour femelle la truie.
Le sanglier a pour femelle la laie.
Le lièvre a pour femelle la hase.
Existent aussi la rate, l’écureuille, l’hérissonne, la paonne, la manchote, la cygnesse, la phoquesse, la bisonne, la corbelle, la perroquette, la zébresse, la ponette, la daine, la rossignole, la crabesse, etc.
(Je n’ai trouvé comme contre-exemple que le hibou qui est sans féminin, célibataire lexicologique, nulle hibolle et on est en droit de le regretter.)

En revanche, lorsque le nom générique d’un animal est féminin, le terme désignant son mâle N’EXISTE PAS ! Ainsi…
Le mâle de la souris est UNE souris mâle.
Le mâle de la tortue est UNE tortue mâle.
Le mâle de la panthère est UNE panthère mâle.
Le mâle de la chouette est UNE chouette mâle.
Le mâle de la baleine est UNE baleine mâle (libérez Paul Watson, au fait).
Le mâle de la hyène est UNE hyène mâle.
Une salamandre mâle, une hulotte mâle, une antilope mâle, une marmotte mâle, une truite mâle, une taupe mâle, une chauve-souris mâle, une otarie mâle, une tourterelle mâle, etc.

Cette distinction grammaticale s’applique jusqu’aux races imaginaires : on parlera de la dragonne mais de la licorne mâle…

Reste le cas, rare et élégant, des épicènes : un aigle/une aigle.

(Illustration ci-dessous : un blaireau et sa blairelle. Le mâle et la femelle sont difficiles à distinguer, madame est seulement un peu plus petite que monsieur. D’ailleurs, sauvegardons les blaireaux, si mal-aimés.)

Léborébu

03/11/2024 Aucun commentaire

Les beaux rébus tout en couleurs du Fond du Tiroir !
Commentaire de madame la Présidente du Fond du Tiroir : « Si quelqu’un trouve la solution de tes rébus, ça voudra seulement dire qu’il est aussi tordu que toi. » Voilà un défi à relever !
Élucide donc celui-ci, pour voir (niveau expert) :

C’est fait ? Alors c’est parti pour la variante (niveau supert-expert) :

Et voici les solutions pour ceux qui sèchent ou qui fainéantent éhontément (c’était pourtant pas sorcier) :

I – La une du CHARLIE Hebdo de cette semaine ; ELLA Fitzgerald en concert, circa 1980 ; CHOCOLAT, biopic réalisé par Roschdy Zem en 2016 avec Omar Sy dans le rôle-titre ; un portrait du dessinateur Jean-Louis TRIPP ; vue sur la Son, rivière indienne et deuxième plus grand affluent du Gange en rive droite, depuis le District d’ARWAL dans l’état du Bihar ; vue sur la DALLE de La Défense (Île-de-France).
Soit : « Charlie et la Chocolaterie, par Roald Dahl » .

II – La une du CHARLIE Hebdo de cette semaine ; ELLA Fitzgerald en concert, circa 1980 ; CHOCOLAT, biopic réalisé par Roschdy Zem en 2016 avec Omar Sy dans le rôle-titre ; représentation de TRIPES humaines tirée de la De Agostini Picture Library ; Luis ARTIME (1939-), footballeur argentin, quatre fois meilleur buteur du championnat argentin (1962, 1963, 1966 & 1967) ; affiche originale du long métrage Big Trouble in Little China (John Carpenter, 1986), distribué en France sous le titre Les Aventures de Jack BURTON dans les griffes du Mandarin avec Kurt Russell dans le rôle-titre.
Soit : « Charlie et la Chocolaterie, par Tim Burton » .

Rien ne sera plus jamais comme avant

24/10/2024 Aucun commentaire
Ne dirait-on pas que les deux dernières reines se regardent dans les yeux, d’un monde à l’autre ?

Rien à voir.
Non, mais : ab, so, lu, ment, rien à voir !

D’un côté : La dernière reine (2022), bande dessinée que Jean-Marc Rochette a présentée comme l’ultime qu’il réalisera jamais, car désormais il ne fera plus que de la peinture.
Oeuvre singulière, magnifique, romanesque et d’autant plus poignante qu’on sait qu’elle restera la toute dernière de son genre. Mais au juste, de quoi parle-t-elle ?
Des violences de la guerre et de la société répercutées sur un petit nombre de personnages, particulièrement un homme et une femme qui mettront du temps à devenir un couple (mais le deviendront-il jamais vraiment ?), évoluant dans un pays âpre, sauvage et sans pitié, à une époque révolue mais pourtant pas si lointaine ; et lorsqu’à la fin de l’histoire, la dernière reine du titre, en dépit de sa force, de sa splendeur et de sa liberté, accomplit son destin et trouve la mort, le lecteur est envahi par le sentiment du tragique, celui qui nous avertit qu’en même temps que le personnage, quelque chose a disparu à jamais, et rien ne sera plus comme avant. Mais la légende de la reine commence : pour la postérité, La dernière reine devient le nom d’une oeuvre d’art.

De l’autre côté : La dernière reine (2023), film algérien en costumes, coréalisé par Adila Bendimerad et Damien Ounouri, débordant généreusement de deux magnificences : celle d’un passé mythique fait de bruit et de fureur qui pourrait rendre des points à Sophocle, à Shakespeare, à Racine ou à Game of Thrones, et celle d’une cinématographie nationale peu connue et sinistrée (le FDATIC, Fonds algérien de développement de l’art, de la technique et de l’industrie cinématographique, ayant hélas été dissous peu après la production du film).
Oeuvre singulière, magnifique, romanesque et d’autant plus poignante qu’on sait qu’elle restera la toute dernière de son genre. Mais au juste, de quoi parle-t-elle ?
Des violences de la guerre et de la société répercutées sur un petit nombre de personnages, particulièrement un homme et une femme qui mettront du temps à devenir un couple (mais le deviendront-il jamais vraiment ?), évoluant dans un pays âpre, sauvage et sans pitié, à une époque révolue mais pourtant pas si lointaine ; et lorsqu’à la fin de l’histoire, la dernière reine du titre, en dépit de sa force, de sa splendeur et de sa liberté, accomplit son destin et trouve la mort, le lecteur est envahi par le sentiment du tragique, celui qui nous avertit qu’en même temps que le personnage, quelque chose a disparu à jamais, et rien ne sera plus comme avant. Mais la légende de la reine commence : pour la postérité, La dernière reine devient le nom d’une oeuvre d’art.

Rien à voir entre les deux, rien du tout je te dis, c’est dingue cette pure coïncidence de titres, ou alors c’est moi qui fais une rechute d’apophénie.

Dans le même registre d’oeuvres qui ne savent pas liées entre elles mais qui n’ont rien à voir non plus, on pourra cliquer ici (Manifesto/Le Manifeste) ou bien là (affaires Laura Palmer & Grégory Villemin).

Chacun se sait mortel et se croit immortel

18/10/2024 Aucun commentaire

Chronique de lecture au Fond du Tiroir.
Attention, c’est pas du marrant.
C’est du bouleversant.
Dans la vie on ne peut pas se marrer tout le temps, tôt ou tard on se bouleverse.

Jean-Christophe Chauzy a toujours alterné les fictions de genre, polars ou anticipation (si ça se trouve, c’est lui qui a vulgarisé l’expression Le monde d’après en 2016) et les autobiographies.
Mais des autobiographies pour rire, à base d’absurde et d’autodérision, petits théâtres de marionnettes mettant en scène les tribulations de son double de papier, souvent nommé JC, angoissé et caricatural, au nez en triangle isocèle (au fil des décennies : Parano, 1995, Petite nature, 2007, ou mon préféré, L’Âge ingrat, 2000). Dans une interview il nomme cet avatar Mon Gaston latex.
Avec son dernier livre, Sang neuf (Casterman, 2024), il ouvre et pardon pour le jeu de mot pourri, une troisième veine.
Encore de l’autobio. Mais grave cette fois, au premier degré, question de vie ou de mort. Finie l’hypocondrie burlesque, adieu le pif isocèle, bye bye le masque en latex. On est dans le dur, qui porte le nom de myélofibrose de niveau 3.
Chauzy est malade, il risque de mourir.
La conscience de notre vulnérabilité, de notre fatale disparition, est une expérience universelle mais jamais banale puisque toujours neuve, chacun la sienne, on aura beau la partager elle se dissipera avec nous. Elle est l’humaine condition en personne.
To be, or not to be.

En un instant, c’en est fini du déni. Dans les couloirs de l’hôpital, mes jambes pèsent une tonne chacune. Un peu comme si un immeuble m’écrasait au ralenti. Encore vivant. Mais déjà un peu mort.

Sang neuf est la chronique d’un processus médical puis d’une longue et incertaine convalescence, deux ans d’un voyage intérieur dans la maladie, d’un enfermement (qui débute en même temps que tout le monde, en plein confinement pour cause de Covid-19, ce moment unique où la prise de conscience de notre fragilité est devenue une expérience collective !), d’abord en chambre stérile, puis à domicile.

(Au passage on trouve ici, de même que dans un livre un peu comparable, Pilules bleues de Benoît Peeters, un éloge de la médecine et de l’hôpital. N’attendons pas d’en avoir besoin pour les célébrer, et donnons nous aussi si nous le pouvons, donnons de notre personne, donnons notre sang et notre moelle osseuse…)

Le memento mori est-il un genre pictural parce qu’il est plus facile à dessiner qu’à penser (1) ? Ce que Sang neuf donne à voir, c’est l’effet de la maladie non seulement sur le corps de Chauzy, sur sa psyché, mais aussi sur son dessin. Grand coloriste à l’aquarelle, Chauzy n’utilise pourtant ici que le noir (encre de chine voire crayon à papier tout nu), le blanc et le rouge. À l’os, à la moelle, oui. Plus, par surprise, six pages tout en couleur, effet contrôlé.

Je formule une hypothèse esthétique : Chauzy n’aurait pas été en mesure de « traiter le sujet », d’aborder sa fin et surtout la possibilité de penser sa fin en tant que phénomène extrême agissant sur le mental, sur l’imaginaire et sur le corps, si durant les décennies précédentes il n’avait pas pris l’habitude de raconter ses anxiétés sur le mode farce, de jouer ses angoisses comme on dit jouer sa vie. Il faut prendre au sérieux la comédie, parce qu’elle est la répétition générale de la tragédie.


(1) – Pour moi le plus génial memento mori du monde dessiné est Vanité d’Etienne Lécroart, Philippe de Champaigne et Hans Holbein peuvent aller se rhabiller le squelette.

Peut contenir des sulfites

15/10/2024 2 commentaires

Cet été, comme je me trouvais en vadrouille en Amérique du Nord, je suis tombé chez un caviste sur une bouteille de Francis Coppola. Quoique le prix de ce Cabernet-Sauvignon californien fût assez élevé, je n’ai pas hésité une seconde, pour la dégustation, pour la curiosité mais aussi pour la blague : me voici co-producteur de Megalopolis, ah-ah, tchin-tchin !

Hier soir, ma qualité de mécène au coude levé n’ayant pas été reconnue au point de me valoir une invitation à une projection privée, j’ai payé ma place de cinéma, et je l’ai enfin vu de mes yeux, ce Megalopolis qu’on attend depuis 40 ans.

Je m’en faisais une joie, car l’opiniâtreté est une vertu artistique que je loue au-dessus de presque toutes (40 ans, mazette !), et parce que la première scène, offerte en guise de bande-annonce, m’avait ébloui.

Eh, ben.
Quel pinard d’aigreur.
Un bouquet prometteur et long en bouche sans doute, mais il pique très vite et il n’est pas commode à digérer, il m’a travaillé toute la nuit.
Foin de métaphore oenologique, autant l’avouer explicitement : je n’ai pas compris de quoi parlait ce film, à part de l’hubris de son auteur mis en abyme.
Je ne serai capable ni de le résumer, ni d’avancer une hypothèse quant à sa signification. Je doute du reste que les acteurs en sachent plus long que moi et quant à Coppola lui-même, je ne mettrais pas ma tête à couper.

Certes, quelques images sont splendides (d’autres font long feu et révèlent une esthétique pubarde un peu datée), certaines scènes sont fulgurantes et de pur cinéma, c’est-à-dire des visions d’une profonde poésie rétinienne (oh la la ces statues qui s’affaissent), et nombreuses sont celles qui, à la même hauteur que le prologue, auraient pu tenir lieu d’alléchante bande-annonce…
Le problème est peut-être là, l’oeuvre manque plus qu’elle n’est manquée, la promesse n’est pas tenue : les personnages sont si nébuleux (et encore ! nébuleux seulement si on leur fait crédit d’être un peu plus complexes que les lieux communs qu’ils arborent en façade : l’architecte est forcément un génie incompris, le maire forcément un corrompu mais sentimental, et la fille bof c’est juste une fille), l’histoire est si décousue, les images même magnifiques sont si fugitives et sans conséquence sur la suite du récit, le film enfin est si incohérent, écrit et raturé sans doute dans le désordre, au fil de l’inspiration du génie plénipotentiaire, que la succession de tous ces moments, fussent-ils époustouflants, ne parvient jamais à créer un tout, on dirait une mise bout-à-bout de séduisantes bandes-annonces d’un film qui n’existe pas.

Mon espoir était de retrouver le flamboyant lyrisme et l’âpreté de mes films préférés de Coppola. Las ! J’ai ressenti en lieu et place la même perplexité que face à celui de ses films que j’aime le moins, Coup de coeur (One from the Heart, 1984), qui était déjà un caprice ruineux, une longue catastrophe boursoufflée, une expérience inconséquente et tape-à-l’oeil – je me souviens d’une formule définitive de Serge Daney pour qualifier ce film-ci, qui pourrait être recyclée pour ce film-là : « C’est Au théâtre ce soir filmé par la NASA » soit des moyens pharaoniques qui forment autant qu’ils dissimulent un machin lourdaud, clichetonneux et aussi vite ringard que moderne. La montagne, et la souris.
Pire encore que du Coppola : la grandiloquence kitsch de Megalopolis m’a évoqué du Baz Luhrmann, en moins divertissant.

Moi qui ai quelquefois donné dans l’auto-édition dans le but de me dispenser d’éditeur et de rester fidèle à ma vision, j’en tire une leçon subsidiaire sur l’orgueil, et un avertissement. Coppola s’est passé de grand studio hollywoodien et de producteur, pour n’en faire qu’à sa tête… Lorsqu’on regarde le résultat les yeux dans les yeux, on se dit qu’avoir un interlocuteur, du genre qui te dit ça c’est bien ça c’est pas bien, se révèle parfois salutaire.
Tel quel, aucun producteur n’a voulu s’impliquer dans Megalopolis et peut-être que ce n’est pas une injustice.

En revanche et par comparaison, le Cabernet-Sauvignon de Coppola était tout-à-fait acceptable, très tenu et structuré.

Chat casher, chat halal

13/10/2024 Aucun commentaire
Chambéry, rue Croix d’Or, dimanche 13 octobre 2024 – Photo Laurence Menu

« Même les végétariennes peuvent manger de la chatte. »

Ce slogan m’a fait éclater de rire lorsque je l’ai lu hier sur une pancarte, au-dessus de la tête d’une jeune fille qui défilait fièrement et c’est le cas de le dire.
De passage à Chambéry, je me suis trouvé, sans l’avoir cherché, dans la même rue que la Gay Pride.
Comme j’aime partout la Gay Pride, qui est à la fois une bonne cause et un événement théâtral, joyeux et excentrique, un carnaval plus sympathique que celui d’Halloween, je me suis calé sur le trottoir et sourire aux lèvres j’ai regardé passer le trémoussant cortège. Je me suis trémoussé avec lui.
Et puis soudain j’ai interrompu trémoussement et sourire.
J’ai tendu l’oreille vers des mots scandés un peu plus loin et s’approchant pas à pas au son du tambour : « Soli ! Soli ! Solidarité ! »
Jusque là rien à redire, puisque je me sens parfaitement solidaire avec les LGBT-etc. ainsi qu’avec quiconque réclame qu’on lui foute la paix. Je suis pour qu’on foute la paix aux gens, en général.
Sauf qu’une fois les scandeurs parvenus à mon niveau, j’ai entendu leur revendication jusqu’au bout : « Solidarité avec les Palestiniens ! »
Et j’ai tiqué comme d’une fausse note dans le concert. Cette convergence des luttes m’a semblé suspecte, et ce mot d’ordre beaucoup plus problématique qu’un appel à bouffer la chatte d’une végétarienne. Incongru, par exemple, comme un slogan anti-trump dans une manif anti-nucléaire.
(J’ai surtout l’impression que dans une manif anti-trump comme dans une manif anti-nucléaire, ou une manif anti-séquestration de Paul Watson, anti-disparition des abeilles, anti-limitation de la vitesse sur le périph, anti-nuisances sonores après 22h etc., on trouverait quelqu’un pour scander « Solidarité avec les Palestiniens ! »)

Entendons-nous.
Bien sûr que je suis solidaire avec les Palestiniens et je n’avais pas besoin de la Gay Pride pour le savoir (je ne vais pas me dédire : je viens d’affirmer que je me sentais solidaire avec quiconque réclamait qu’on lui foutât la paix)… Bien sûr que ce qui se passe à Gaza est un cauchemar absolu (quiconque devrait pour s’informer visionner le film Gaza depuis le 7 octobre d’Aymeric Caron, en accès libre chez les Mutins de Pangée)… Bien sûr que Netanyahou est un criminel de guerre et un fou dangereux… Mais quel rapport entre le martyre palestinien et le combat pour la reconnaissance des droits des LGBT ?
Sauf bien sûr si le sens implicite de ce louche slogan était : « Solidarité avec les gays, lesbiennes et trans persécutés et assassinés par le Hamas »… mais je crains que non, pas du tout, ce n’était pas là où ils voulaient en venir. Le sens du slogan était plus basique et mieux partagé : « les Palestiniens sont des braves gens, les Israéliens sont des salauds et peut-être même des Juifs » .

Je sais qu’existent des mouvements nommés « Queers for Palestine » ou « LGBT+ avec les Palestiniens » (groupuscules battus en brèche par d’autres associations LGBT qui les comparent à des dindes qui seraient à fond pour Noël, autre métaphore pas spécialement vegan-friendly – ce sont là des guerres internes, bon courage à vous les gars et les filles) mais pour ma part, vu depuis mon coin de trottoir d’hétéro, ce que j’y entrevois c’est seulement du parasitisme (une lutte profitant d’une brèche pour s’engouffrer dans une autre), de l’entrisme, de la manipulation de militants de bonne foi réduits au rôle d’« Idiots utiles », en fin de compte de la pure confusion, qui n’aidera aucune des deux causes. Peut-être même la confusion, la métonymie de toute la confusion de notre temps.

Pour rappel : le Hamas prône une inflexible sévérité envers l’homosexualité, pour lui « une déviance et une décadence morale », et certains gays palestiniens en viennent à fuir leur terre afin de trouver refuge en Israël (cf. cette affaire sordide de 2022).

Eugénie n’est pas seule

05/10/2024 Aucun commentaire
P. Reboud, M. Mazille, F. Vigne, sur fond de Parc de la Villeneuve l’automne

Assénons d’abord ceci pour dissiper tout malentendu : les stages de création de chansons que j’anime avec Marie Mazille (et parfois avec Patrick Reboud) ne sont pas (allez, ne sont pas uniquement) des prétextes sympas à calembours et à mirlitons, d’effrénées parties de rigolade et de gaudriole, d’aimables et inoffensifs divertissements pour bobos rimailleurs. On y trouve aussi, lorsque le besoin s’en fait sentir, de la tripe et du coeur. De la vache enragée et du drame. Du sang de la sueur des larmes. La rue et les affres. Des hymnes de deuil, de tragédie, ou de soutien au martyre de Gaza (oui, on a eu ça la dernière fois). Puisque les chansons sont aussi faites de ces ingrédients.

Quand faut y aller.

Une fois n’est pas coutume, je présenterai ici une chanson née en stage qui mérite, afin d’être mieux entendue, son petit making-of : Pas seule, par Eugénie MBoyo (à écouter sur Soundcloud).

En accord avec nos propres valeurs aussi bien qu’avec celles des structures qui nous hébergent (Solexine, les Épicéas), Marie et moi essayons, chaque fois que cela est possible, de réserver dans nos stages une inscription gratuite : le « couvert du pauvre » ajouté au banquet, la place offerte au stagiaire solidaire qui, quelles que soient sa misère, sa figure cabossée et sa vie tourmentée, aurait l’envie, comme les autres, de pousser avec nous sa chansonnette. Lui aussi a des choses à chanter, bienvenue. Chacun ses impedimenta, comme dit Anne Sylvestre.

C’est ainsi que cette fois-là nous avons accueilli Eugénie, SDF, congolaise, sans papiers, sans revenus, portant en elle les terribles violences subies dans son pays d’origine (rappelons qu’on n’immigre pas en France pour le pur plaisir du grand remplacement mais parce qu’on est en danger de mort) puis dans les rues françaises.
Très gentille mais très timide, Eugénie ne s’est pas livrée facilement. C’est à force de patience, de pudeur et de méthode pour qu’elle a accepté de nous confier son histoire et d’en faire la matière de sa chanson.

J’avoue avoir ramé la première fois que j’ai travaillé avec elle pour tenter d’élaborer un texte personnel :
Tu as l’habitude de chanter ?
– Oui, je chante Jésus.
– Et aujourd’hui, tu aimerais chanter sur quoi ?
– Sur Jésus.

Je bloque, je me cogne à la clôture de ma zone de confort : a priori je me sens capable d’accompagner à peu près toute sorte de chansons, y compris de confession… mais pas confessionnelles. Nos ateliers sont laïques, entre autres choses. J’ai tenté de faire valoir à Eugénie qu’elle ne pourrait pas, du moins dans ce cadre-ci, consacrer une chanson à Jésus parce que je souhaitais qu’elle consacre sa chanson à elle-même ; Jésus appartient à tout le monde (y compris à moi qui l’admire sans croire une seconde à sa nature divine – nuance que j’ai évidemment gardée pour moi), tandis que nous attendions qu’elle livre plutôt quelque chose qui n’appartient qu’à elle.

Elle m’a alors raconté en détails son histoire.
Et c’était tellement poignant, tellement brutal à chaque étape que j’avais du mal à prendre des notes. J’ai fini par lui demander :
– Mais comment as-tu fait pour tenir pendant tout ce temps, pour ne pas te décourager ?
– J’ai tenu grâce à Jésus.

Sa réponse était tellement franche, rapide et bienveillante, comme si elle énonçait de bonne grâce une évidence à un mal-comprenant, que j’ai admis que, de son point de vue, parler de Jésus, c’était parler d’elle-même. Moi qui suis athée comme un arbre qui aurait poussé dans une chapelle en ruine (c’est-à-dire pas aussi absolument qu’il semble l’être), je respecte néanmoins la foi des autres et je vais même jusqu’à l’admirer lorsqu’elle est à ce point une force vitale.
Il nous restait donc, à elle et moi, à agencer une chanson qui raconte bel et bien l’histoire d’Eugénie, qui n’esquive pas la présence décisive de Jésus à ses côtés tout au long de ses épreuves, mais qui ne cite pas Jésus. Comprenne qui pourra parmi ceux qui l’entendront. Une chanson (un poème, un texte en général) ne doit rien à personne et certainement pas d’être explicite.
Voici le résultat :

Pas seule

Je souffrais trop dans mon pays
J’ai décidé, je suis partie
Je souffrais trop de mon mari
J’ai décidé, je suis partie
Mais je n’étais pas seule

J’ai vécu longtemps dans la rue
Sans soutien, je n’étais pas crue
Lorsque j’étais trop angoissée
Lorsque j’étais abandonnée
Mais je n’étais pas seule

Ce jour où j’étais déboutée
Ce jour où j’étais dégoutée
J’ai tourné les yeux vers le ciel
Un seul ami m’était fidèle
Et je n’étais plus seule

Je cherchais le sommeil en vain
La paix du cœur, l’amour enfin
J’ai demandé que faut-il faire
Je cherchais un conseil, un frère
Et je n’étais plus seule

J’ai regardé ma vie passée
La patience il m’a conseillé
J’ai regardé ma vie future
J’ai l’espérance même si c’est dur

Jamais seule
Jamais seule
Jamais seule
Jamais seule

Ma proposition de texte a semblé lui convenir et j’en étais soulagé (dans ce genre de configuration ma mission la plus délicate consiste à ne pas trahir) pourtant elle l’a mise de côté, sur le moment j’ai même cru qu’elle l’avait jetée. Car elle a préféré se consacrer à une chanson qui la fouaillerait moins douloureusement, et en guise de chanson personnelle, elle a réécrit et adapté une berceuse de chez elle, Un petit bébé, qu’on peut également écouter sur Soundcloud pour juger à quel point cette joyeuse centrifugeuse d’énergie est assez peu susceptible d’endormir qui que ce soit et tant mieux

Je croyais que l’histoire s’arrêterait là… Mais quelques semaine plus tard, lorsque son tour est venu d’entrer en studio pour enregistrer une chanson, Eugénie a ressorti ma feuille de papier. Et elle a eu le cran de chanter Pas seule. Tant mieux, on peut l’écouter, désormais.
Bravo, Eugénie. Grâce à cet enregistrement tu es moins seule que jamais.

Rappel : prochain stage de création de chansons à Solexine les 14-15 décembre 2024.

Madeleine 6128

02/10/2024 Aucun commentaire
À peine trois secondes de recherche sur leboncoin et on tombe sur ce genre de photo en souriant bêtement de tendresse

Cette nuit (en plus de trucs déprimants sur l’Abbé Pierre, Michel Barnier ou Hassan Nasrallah) j’ai lu un article du Monde que j’ai dégusté comme une petite madeleine : l’épopée française de l’ordinateur anglais Amstrad qui célèbre ses quarante ans.

Je me suis parfaitement retrouvé dans les cinq étapes de ce récit qu’il faut bien qualifier de générationnel :

1 – Dans les années 80, un ordinateur à soi (comme n’a pas dit Virginia Woolf) était un fantasme d’émancipation adolescente. Or, puisque le Macintosh d’Apple était dix fois trop cher, puisque le PC d’IBM et son système d’exploitation de Microsoft n’étaient pas encore hégémoniques, puisque les autres bécanes qui circulaient en concurrence (ZX81, Commodore, Atari, Sinclair, Thomson…) ressemblaient plutôt à des calculatrices améliorées… C’était bien l’Amstrad qui faisait rêver les collégiens, le tout-en-un moniteur + clavier + lecteur de cassette (version CPC 464) ou de disquettes trois pouces (version CPC 6128, nec plus ultra).

2 – La grande distribution seule permet de toucher le grand public. L’article du Monde me remémore ce que j’avais complètement oublié : l’importance sociale et démocratique du catalogue de la Redoute, qui avait fait le choix intrépide de consacrer sa quatrième de couverture à l’Amstrad CPC ! Plus précisément, son catalogue automne-hiver paraissant l’été pour préparer les emplettes de noël… Eh oui, c’est bien à la Redoute que ma grand-tante m’a commandé mon Amstrad CPC 6128 (avec la contribution financière de ma mémé et de mes parents, gros investissement collectif) pour m’en faire un cadeau de noël !

3 – Une fois l’objet acquis et exploré seul dans sa chambre, la socialisation (la reconnaissance mutuelle) se structurait au-dehors, à la fois dans la cour de récré (on échangeait les disquettes), par voie postale, et par la presse en kiosque qui en ce temps-là créait des communautés : ah, le journal Hebdogiciel, son mauvais esprit et ses dessins de Carali ! Ah, les concours de « deulignes » ! Je retrouvais là l’esprit du fanzinat et du DIY qui m’attirait aussi dans d’autres branches de la culture underground, la bande dessinée ou la musique. « Emulation, collaboration, autogestion » dit Le Monde… Et piraterie : la joie de (cr)hacker, de faire des copies y compris de logiciels prétendument incopiables fait partie de la scène.
Il existait aussi des rassemblements de fans (de nerds ? de geeks ? le vocabulaire aussi était en train de s’inventer), des festivals, ce genre de choses, je savais que ça existait mais je ne faisais pas à ce point partie du milieu.

4 – Mettre la main à la pâte. La micro-informatique n’était pas que pure consommation de jeu, loin de là. La passion était aussi de comprendre et de faire. On apprenait à coder, on passait des heures (et des nuits) à programmer, à recopier des pages de codes incompréhensibles reproduites dans la presse (quelle folie, quand on y pense – mais aujourd’hui on clique sans rien déchiffrer de ce qui se passe réellement sous nos doigts, cette folie-là est peut-être plus grande encore) et même, enfin, à inventer ses propres programmes. Quant à moi, mon chef d’oeuvre a été un jeu de rôle de type « livre dont vous êtes le héros » que j’ai programmé de A à Z intitulé La boucle infernale. J’avais notamment, en plus de l’architecture du jeu, consacré un temps démentiel à comprendre comment coder de la musique pour qu’une fois le jeu terminé le joueur soit récompensé par une version midi infâme du Solfeggietto de CPE Bach… Des semaines de boulot : chaque note de chaque accord = une ligne de code et douze occasions de faire une faute de frappe. Je réalise aujourd’hui que la maniaquerie obsessionnelle que j’ai éprouvée à cette époque était le prototype de ce que j’allais vivre plus tard, à chaque fois que j’ai entrepris d’écrire un roman.

5 – Les plus tenaces usagers de l’Amstrad, dont je ne ne suis pas, sont devenus informaticiens… C’était, alors, un métier d’avenir… Et les Français, dont en revanche je suis bon gré mal gré, ont ancré l’habitude d’avoir un ordinateur à la maison.