Ultimes lectures de l’année 24 : enchaînés, deux délicieux essais du docteur Maboul de la littérature, alias Pierre Bayard. Oedipe n’est pas coupable (2021) et Hitchcock s’est trompé – ‘Fenêtre sur cour’ contre-enquête (2023). Fidèle à sa méthode paranoïaque-hérétique, le professeur Bayard nous (me) retourne à nouveau le cerveau à coups de paradoxes ludiques mais impeccablement érudits (Cf. cette rediffusion au Fond du Tiroir).
La méthode de Pierre Bayard reste inchangée, garantissant une rigueur universitaire irréprochable, et la table des matières de chacune de ses oeuvres est reconduite à l’identique : une introduction pour poser le problème ; quatre parties de quatre chapitres chacune pour déployer une dialectique claire, rationnelle et toujours référencée ; une conclusion.
Sauf que cette exigence de sérieux est un trompe-l’oeil et une pince (sans rire). Les thèses de Bayard sont toujours abracadabrantes – et cependant convaincantes. Nous en sortirons enrichis de la meilleure récompense que peut léguer une recherche académique : le doute en cerise sur le savoir.
Dans cette série-là, de « critique policière » , comptant déjà six tomes, il s’emploie à réouvrir le dossier de meurtres célèbres afin de démontrer qu’il ne faut jamais se fier aux apparences, car l’assassin n’était peut-être pas celui que l’on croyait – l’auteur, absolument pas fiable, du texte originel, n’y avait lui-même vu que du feu. À moins qu’il ne soit suspect d’avoir sciemment aveuglé son lecteur. Hamlet, Roger Ackroyd, Le Chien des Baskerville : le coupable était innocent et réciproquement.
Son enquête sur Fenêtre sur Cour incite bien sûr à revoir le film d’Hitchcock d’un oeil nouveau (sachant que l’oeil est le sujet et le moteur même de ce film).
Quant à celle sur Oedipe, elle est particulièrement retorse : non, Oedipe n’a pas tué son père, et Bayard, renversant cette doxa, foule aux pieds une autre mythologie, celle de la psychanalyse ! Qui donc a tué Laïos ? On le découvrira au terme d’un dossier aussi rigoureux que d’habitude, mais sensiblement plus inquiétant que les précédents opus… Car Bayard n’a jamais autant qu’ici parlé de lui-même à la première personne, mettant en scène l’enquêteur en sus de l’enquête, et pour ce faire il prend des accents lovecraftiens : il a mis au jour une vérité indicible, qu’aucun mortel n’était préparé à appréhender… et cette vérité bouleversant l’ordre cosmique l’a rendu fou. Il a déterré Des choses cachées depuis la fondation du monde pour reprendre le si beau titre d’un auteur qu’il cite d’abondance, et pour cette faute prométhéenne il est maudit ! Maudit, maudit ! À Thèbes, dans le milieu des psychanalystes, et dans le monde entier !
Le prolixe Bayard publie un livre par an et dans sa toute dernière enquête farfelue, à nouveau à la première personne, intitulée Aurais-je été sans peur et sans reproche ?, il se mesure à son « ancêtre » le chevalier Bayard… Si jamais il manque d’idées (ce qui m’étonnerait un peu) pour ses prochaines contre-enquêtes littéraires, je lui suggère de se frotter à un autre type de classiques et un autre genre de mythologie : les récits religieux. Que sait-on au juste des circonstances de la mort du Christ, et les boucs émissaires si commodément désignés par la tradition (Judas, Ponce Pilate) ont-ils vraiment joué le rôle qu’on leur assigne ? Cette mission, si vous l’acceptez, comporte par les temps qui courent des risques mortels. Comme toujours, si vous ou l’un de vos agents étaient capturé ou tué, la Sorbonne nierait avoir eu connaissance de vos agissements.
Dernier rattrapage en DVD de l’année : Reality de Tina Satter (2023). Dernier gros choc rétinien, également. Film unique en son genre, au dispositif radical et intrépide.
Le 3 juin 2017, Reality Winner (« Gagneuse de réalité » quel nom incroyable, purement conceptuel ! il est pourtant authentique…) est arrêtée chez elle par le FBI qui met un temps fou à lui révéler ce qui lui est reproché : elle est accusée d’avoir fait fuiter un document confidentiel suggérant l’ingérence de la Russie lors de la première élection de Trump, en 2016.
Le dialogue entre Reality et les agents fédéraux, d’une durée de près de deux heures, a été enregistré sur place, et le film est tout simplement (?) la mise en scène de ce verbatim, n’inventant pas un seul mot mais, en revanche, de multiples et fascinants stratagèmes de thriller en huis-clos.
Cependant, le plus troublant pour moi dans ce film qui repose sur un effet de réel absolu, est son aspect lynchien, c’est-à-dire absolument irréel. Car le réel n’est qu’apparences, couche après couches, rideaux de velours et de fumée. À mille lieues du rythme trépidant et codifié des films d’espionnage hollywoodiens, les hésitations, les lenteurs, les maladresses, les embarras qui émaillent les paroles, les étranges échanges entre les « personnages » qui s’étirent en perpétuels travaux d’approche, qui seraient burlesques s’ils n’étaient si inquiétants, comme s’ils ne parlaient pas la même langue et abordaient chacun par une face différente une vérité qu’aucun d’entre eux ne connaîtra tout à fait… ont l’air de sortir tout droit de Twin Peaks.
Alors, la révélation m’est venue. Le monde est devenu Twin Peaks. David Lynch a gagné. Il a contaminé le réel. Pas seulement le cinéma : le réel. Ou du moins, il a contaminé la façon de le regarder, la seule façon d’avoir accès à lui : accès bancal, irrationnel, anxieux, absurde, drôle dans le meilleur des cas – sinon menaçant. David Lynch le voyant, poète et prophète a révélé (a pressenti) la bizarrerie du réel en sorte que le réel sonne et sonnera désormais bizarre « à la Lynch ».
Je suis fort chagrin depuis que j’ai appris que David Lynch, fumeur depuis 60 ou 70 ans environ (je me souviens de cette réplique autobiographique dans Sailor & Lula : « Sailor, à quel âge as-tu fumé ta première Marlboro ? – Euh, je crois que j’avais 4 ans » ) est atteint d’un emphysème pulmonaire, qu’il ne respire plus qu’assisté par une bouteille d’oxygène, et qu’il ne réalisera plus de film. D’un autre côté, il n’a plus besoin de réaliser des films puisqu’il a réalisé le monde.
Voilà pour moi la leçon essentiel de ce Reality qui parle effectivement de reality, à l’époque trumpienne de la post-vérité, des faits alternatifs et de l’oppression technologico-policière. Usuellement, pour nous comprendre les uns les autres comme si cela était possible, nous qualifions notre époque de « trumpienne » mais si ça ne tenait qu’à moi nous dirions évidemment lynchienne, histoire de rendre à César.
Addendum du 16 janvier 2025 : aujourd’hui Los Angeles est en flammes et David Lynch est mort. Qu’il soit mort des mégafeux léchant Mulholland Drive ou des décennies de tabagie revient au même, il a été consumé. Nous ne pouvons dire qu’une prière pour lui : Fire, walk with him.
« Où tu es allé pendant les vacances ? – En Afrique, presque. Mais juste à côté de chez moi. »
Je suis grenoblois depuis 38 ans, oh comme c’est amusant, 38 comme l’Isère, et depuis 38 ans je m’époustoufle des expositions du Musée Dauphinois.
Vu là-haut aujourd’hui l’expo « Pays Bassari » consacrée à ce territoire certes non dauphinois mais africain, qui se déploie à cheval sur le Sénégal, la Guinée et le Mali (car la cartographie des populations et des civilisations a peu à voir avec les frontières tracées à la règle et au compas par les colons). Territoire dont la richesse humaine est telle qu’il est inscrit depuis 2012 sur la Liste du patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO. L’expo est à voir au Musée Dauphinois jusqu’en septembre prochain.
Il n’y a rien de mieux (au monde, hein) que l’ethnologie. L’ethnologie est à la fois une méthode scientifique, une pédagogie, un art de la narration (on comprend un peuple avec ses contes : avec ce qu’il se raconte à lui-même), une ouverture d’esprit, un enregistrement du temps qui passe ici comme partout, des constantes qui demeurent ici comme partout et des changements qui adviennent ici comme partout, une prise de conscience que si l’humanité compte huit milliards d’individus alors chacun des huit milliards est une possibilité de l’humanité, et enfin, par-dessus tout, fondamentalement, l’ethnologie est un exercice de pur accès à la beauté, et si elle n’était pas cela aussi elle ne serait rien de tout le reste.
Une fois la beauté assimilée, et peut-être seulement à ce moment-là puisque le contact avec le monde est d’abord sensible, l’ultime vertu de l’ethnologie est bien sûr politique : l’accès à l’idée même que « d’autres mondes sont possibles » . Ainsi, nous autres occidentaux baignons tellement dans la société de classes, bien complète de ses rapports de domination et de ses inégalités systémiques, nous encourons le risque calamiteux de croire que cette construction par classes sociales est « normale » voire « naturelle » ; or une salle de l’expo, particulièrement bien conçue, décortique la construction sociale des ethnies du pays Bassari non par classes socio-économiques mais par classes d’âge. Dans certaines d’entre elles, on change de catégorie, et donc de rôle et de fonction sociale, tous les trois ans. Et ça marche ? Ça ne marche pas plus mal que chez nous.
Quand j’étais étudiant je pensais qu’ethnologue était le meilleur métier du monde. Je ne suis pas devenu ethnologue, je suis devenu fainéant, mais cela ne m’empêche pas de lire de l’ethnologie, encore heureux, ce n’est pas parce qu’on n’est pas poète qu’on n’a pas le droit de lire de la poésie.
Je me demandais si c’était vraiment adapté à un public jeunesse, mais bon, pour une fois qu’on reçoit une commande, qu’on nous promet un cachet, on ne va pas cracher dessus, pas de fine bouche allons-y, va pour une école. Lorsque j’arrive sur place, j’apprends que c’est organisé dans le cadre d’une journée de sensibilisation aux handicaps. Ah, bon ? Mais quel rapport avec la guerre de 14 ? Oui, c’est vrai que beaucoup de poilus sont revenus handicapés mais tout de même, je me demande s’il n’y aurait pas un malentendu… Bon, je ne discute pas, je me prépare, j’enfile mon costume noir pendant que les enfants jouent dans la cour de récré. Mais merde, me voilà en solo pour un spectacle conçu en trio, mes textes à moi je les connais à peu près, mais ceux de Stéphanie ??? Ah tant pis, je n’ai plus le temps de réfléchir, je me débrouillerai, il faut juste que je vérifie que j’ai bien le bouquin original dans mon sac et pas seulement mes propres textes réécrits à la main. Et la musique, au fait ? Bordel, mais Tof et sa cornemuse ne sont pas là non plus ! Ah ben oui l’école n’avait d’argent que pour un seul cachet ! Qu’est-ce que je peux mettre comme musique à la place ? Attends voir ils ont quoi sous la main ? Sur le bureau de la maîtresse devant le tableau : un lecteur de CD, et c’est quoi les albums à disposition ? Steve Waring, Henri Dès… C’est pas du tout adapté, ça va faire un contraste très bizarre, je vous le dis tout de suite ça va être n’importe quoi cette représentation… Mais bon, il faut que je me répète que c’est payé, et que ça nous vaudra peut-être une meilleure invitation ailleurs, faut que j’ai le réflexe effet domino, ah au fait je les ai pris les flyers ? Plus le temps de finasser, je vois les parents d’élèves faire la queue devant l’entrée, certains ont des bébés dans les bras, ils ont tous l’air de bonne humeur, les pauvres ne savent pas ce qui les attend, je vais te casser l’ambiance, moi, ça va pas tarder, j’entends les flonflons et les boums-boums, les hauts-parleurs dans la cour de récré, en fait c’est la kermesse de fin d’année, je vois dans la cour un stand de tir sur boîtes de conserve, vite, il faut que j’invente un moyen de rattacher le spectacle à ce stand, inviter les parents d’élèves à tirer sur des boîtes de conserve pendant que j’énumère mes morts, un semblant de cohérence rétabli, ça pourrait marcher, allez on y va, aux grands maux… Heureusement, sur ce je me réveille.
Depuis l’annonce, le lundi 23 décembre 2024, du nouveau gouvernement sélectionné à la main par le premier ministre François Bayrou, l’une des expressions récurrentes employées par la presse pour qualifier les impétrants ministres est Fonds de tiroir. J’en prends ombrage. J’en fais une affaire personnel. Je n’ai rien à voir là-dedans. Not in my name.
Le Fond du Tiroir tient à affirmer solennellement n’avoir donné aucune consigne de vote et n’avoir pas été appelé par Matignon. Si cela avait été le cas, il aurait conseillé à Bayrou, par souci d’apaisement, un authentique gouvernement d’union nationale incluant Jean-Pierre Raffarin, Jérôme Cahuzac, Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac, Georges Pompidou, Guy Mollet et Edouard Herriot. Bayrou n’a hélas pas jugé bon de solliciter les conseils du Fond du Tiroir, mais il faut reconnaître avec fair-play qu’il s’en est très bien tiré tout seul, avec un résultat très comparable.
Les journalistes manquent peut-être de vocabulaire ? On pouvait dire, oh ! Dieu ! bien des choses en somme, par exemple, tenez. Le gouvernement que François Bayrou a offert à la France au pied du sapin, remarquable non-événement, aligne les increvables opportunistes, les losers repêchés, les droitards qui font comme si de rien, les fantoches utiles, les ringards retourneurs de chemise, les zombies politiques à la gamelle, non, pardon, je retire ce que je viens de de dire, c’est désobligeant pour les zombies, car les zombies y en a des bien.
Parmi ces éternels de retour, Catherine Vautrin, ex-RPR, ex-UMP, ex-mise en examen (en 2014, en tant que trésorière de l’UMP), ex-LR, actuelle Renaissance, hérite de ce qui est qualifié de « super ministère social » : la voici Ministre du Travail, de la Santé, des Solidarités et des Familles . Elle était déjà en charge de ce portefeuille fourre-tout en début d’année et avait déjà commencé à nuire en préparant une réforme de l’assurance chômage toujours plus sévère envers les chômeurs. Entre elle et le « social » l’histoire d’amour est fort ancienne, puisqu’elle fut « Ministre de la cohésion sociale » dès 2005, sous Chirac.
Or d’où vient cette ministre super-sociale ? Elle a suivi une formation de droit des affaires et, avant de se vouer à la politique, a appris la vie à la dure, en tant que cadre, cheffe de produit, directrice du marketing et de la communication pour la branche européenne d’une grande compagnie d’assurance américaine – c’est dire si c’est une pro, et qu’elle a à la fois la fibre nécessaire et les références suffisantes pour incarner le « social » dans le gouvernement Bayrou : nous pouvons être certains qu’il ne se passera absolument rien dans ce domaine, à part peut-être des économies sur le dos des maudits fainéants que sont les assistés sociaux.
J’en ai déjà parlé ici : j’ai mis fortuitement la main sur un lot de correspondance familiale couvrant près de deux décennies (1963-1981) et me suis plongé dans l’archéologie de moi-même.
Une lettre datant de 1976, j’ai 7 ans, raconte qu’avec mon grand frère, ainsi qu’avec le fils du voisin et sa petite soeur, nous jouons tous les quatre à un jeu sérieux, nous avons fondé une tribu indienne, la Tribu de l’Aigle bleu, au sein de laquelle, comme je suis le plus jeune et le dernier dans la hiérarchie, je reçois le titre mystérieux d’aide de camp (anamnèse express ! me jaillit à la figure cette source souterraine d’Ainsi parlait Nanabozo ! Wakan Tanika soit loué !) ; une autre lettre, datant de noël 1971 évoque une traversée de la France en train de nuit, de la Bretagne aux Alpes, pour que mes parents, mon frère et moi-même passions les fêtes dans nos montagnes natales. J’ai deux ans et demi et ce voyage en train est peut-être bien mon plus vieux souvenir, j’en garde des images du couloir dans le wagon (un magicien y montrait des tours de cartes, j’en suis sûr) et surtout du hall de gare à Paris lors de la correspondance.
Mais c’est un autre passage de cette même lettre que je relève avec le plus d’émotion.
La personne qui tient la plume, avec qui hélas je ne peux plus échanger oralement, mentionne qu’à deux ans et demi je fais encore beaucoup pipi dans ma culotte et que j’aime la musique, les chansons, que je réclame qu’on rejoue sans cesse le même microsillon de Léo Ferré, et que j’aime notamment la chanson Dieu Vinaigre que j’identifie et que je cite lorsqu’elle passe à la radio.
Dieu Vinaigre ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Le manuscrit entre mes mains ajoute des guillemets et un point d’exclamation qui sonnent comme une private joke. J’adorerais qu’une chanson porte un titre aussi splendide, tellement chargé de symboles (ben tiens : la sainte éponge imbibée de posca pour désaltérer le Christ… les aigreurs religieuses diverses…). Hélas Youtube est formel : Dieu Vinaigre n’existe pas. Il ne me reste qu’à l’écrire.
Par associations et recoupements d’idées plus artisanaux qu’algorithmiques, je retrouve le titre original, déformé par le marmot de 1971 : Dieu est nègre est une chanson germanopratine de Ferré évoquant le jazz, le black power, les négro spirituals, la trompette d’Armstrong, les nuits et les bars de Manhattan à Pigalle. Je suis sidéré par la constance de mes goûts, quoique je ne pisse plus trop dans mes culottes.
Même si cette chanson de Ferré a été créée par Juliette Greco dès les années 50, bien avant que son auteur se la réapproprie, son titre constitue une provocation plutôt typique des années 70, mot d’ordre pro-Noirs, anticolonial et anticlérical. Dans le même esprit, en 1971, Anne-Marie Fauret, des Gouines Rouges, proclamait « J’ai vu Dieu, elle est noire, communiste et lesbienne » (L’Antinorm numéro 1, page 8), ajoutant ainsi anti-patriarcat, féminisme et lesbianisme aux précédentes revendications ; en 1972 Hugues Aufray chantait À propos d’un détail: Car le Bon Dieu du ciel, maintenant, c’est certain/Est un être charmant de sexe féminin/Et je dois ajouter à sa plus grande gloire/Que c’est une jolie fille et qu’en plus, elle est Noire.
Bref, Dieu est nègre était un blasphème, né dans une époque où le blasphème choquait (il servait à cela) mais où pour autant on n’envisageait pas de modifier la loi pour le condamner. Pourvu que ça dure. Du haut de mes deux ans et quelques, très innocemment j’allongeais de vinaigre la provocation blasphématoire. J’en faisais une jolie comptine.
Ce qui me conduit, toujours par associations non-algorithmiques et irrationnelles, à penser à autre chose, à d’autres comptines. Nos chansonnettes de cour de récré aussi étaient pénétrées de religion et (par conséquent ?) de blasphèmes.
Le p’tit Jésus a une quiquette/Pas plus grosse qu’une allumette/Il s’en sert pour faire pipi/ Vive la quiquette à Jésus-Christ ! Nous chantions cela. En voilà de la comptine très gentiment blasphématoire, qui ne saurait faire tiquer que les plus secs bigots, et qui au contraire rend à qui veut l’entendre Jésus infiniment sympathique, puisque tiré vers son versant humain. Verbe fait chair, Jésus est peut-être Dieu, mais il est en même temps notre semblable, notre frère, puisqu’il a une quéquette et qu’il a besoin de faire pipi comme vous et moi. Certes, cela contrecarre candidement la théologie chrétienne ordinaire qui a pour principe général de toujours nier les organes, non seulement des personnages de sa propre mythologie, mais aussi de vous et moi.
Nouvelle association d’idées para-algorithmique. L’autre jour, une personne fort proche de moi se voit contrainte d’interrompre par un hoquet la conversation qu’elle me faisait. Aussitôt je lui récite une formule, aussi mécaniquement que surgirait un « À tes souhaits » : J’ai le hoquet/Dieu m’l’a donné/Petit Jésus/Je ne l’ai plus, da capo ad libitum accelerando.
Cette comptine a valeur de formule magique, d’incantation de protection, de conjuration propitiatoire : la réciter enlève le hoquet par la grâce de Dieu et de Jésus. Et d’ailleurs, ça marche. La preuve ! La preuve de quoi ?
Il convient maintenant de parler des métaphores. Dans « Mon credo » j’écrivais ceci à propos des métaphores (c’est long : je prends ici le risque de perdre les moins motivés de mes lecteurs – à ceux-là, salut et joyeux noël) :
Je ne crois pas en Dieu à proprement parler, mais je crois en l’univers. C’est-à-dire que je crois aux métaphores : l’univers est vieux de 13,7 milliards d’années ; dieu au sens monothéiste du terme en est la métaphore, jeune d’environ 6000 ans. Dieu est donc né il y a 6000 ans pour se substituer en tant que métaphore, en tant que concept plus facile d’accès, en tant que manière de parler et de penser, à l’univers de 13,7 milliards d’années. Y compris pour moi qui ne croit nullement en Dieu, Dieu est recevable en tant qu’idée, que concept, qu’image, que métaphore de tout ce qui est plus grand que nous – l’univers, la vie, la mort, l’humanité qui a commencé longtemps avant moi et se terminera longtemps après (« Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre Maître votre condition véritable que vous ignorez. Écoutez Dieu. », Pascal), le peuple, la connaissance, la nature (« Deus sive Natura » Spinoza), la danse (« Je ne croirai qu’en un dieu qui danse » Nietzsche), le ciel, la forêt, la mer, l’amour, l’avenir, le passé, le temps-qui-passe… (Pour consulter ce que Nietzsche pensait des métaphores en tant que visions du monde/fictions du monde, lire Vérité et mensonge au sens extra-moral). Sans aucun doute je me sens davantage frère des mystiques foudroyés par la révélation parmi des ruines antiques inondées de soleil, tel un Albert Camus dans Noces à Ibiza, ou bien au cœur d’une forêt, tel un Romain Rolland écrivant à Freud la fameuse lettre du 5 décembre 1927 où il évoque le sentiment de ne faire qu’un avec l’immensité du monde : « …le fait simple et direct de la sensation de l’éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique) », que d’un Claudel, converti à Notre-Dame derrière le second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Moi qui vous parle j’ai connu une sorte de révélation devant le bureau des postes de Chambéry, c’est pour dire. Une forêt, une bourrasque, un bureau de poste ou même, à la rigueur, pour les moins imaginatifs, une église, tout peut servir de support à cette métaphore universelle qu’est Dieu. Exemples de métaphores usuelles (petit jeu amusant : dans chaque cas, vous remplacerez le mot Dieu par un autre qui vous semblera plus approprié) : À Dieu vat ! Dieu seul le sait. Chacun pour soi et Dieu pour tous. Dieu te garde/protège/guide/bénisse. Dieu soit loué ! À Dieu ne plaise. Dieu m’est témoin.Chaque jour que Dieu fait. « La majorité des faits, grâce à Dieu, sont prescrits » (Monseigneur Barbarin). « Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! » (François Villon) « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » (Arnaud Amaury) Mon pauvre enfant, à présent ta maman est auprès de Dieu. Vaya con dios. Inch’Allah. God save our gracions Queen. Gottverdammt ! Dieu ait son âme. Dieu vous le rendra. Mon Dieu je jouis. Etc. En revanche l’espérance en Dieu en tant qu’être, vaguement anthropomorphe et traditionnellement plus viril qu’efféminé, doté d’une conscience, parfois d’une barbe, et surtout d’un quelconque intérêt pour ma petite personne, m’apparaît comme la manifestation du besoin infantile de croire que papa pense encore à moi lorsque je suis tout seul dans la nuit.
Qu’on ne s’y trompe pas : j’aime, j’adore et je respecte le pouvoir des métaphores (je suis écrivain), qui ajoutent du sens à nos visions du monde, et des visions à nos sens du monde… et nous rappellent à l’humilité, puisqu’il ne faut jamais oublier que la vision du monde n’est pas le monde. En cela, je peux dire que j’aime, j’adore et je respecte Dieu ou le petit Jésus, oui, pourquoi pas (même si je préfère Wakan Tanka). J’adule d’ailleurs la pensée magique en général pour ce qu’elle contient de poésie, mais je n’oublie pas qu’elle n’est pas le monde. Croire en la littéralité des métaphores : définition acceptable de tout délire.
Revenons à J’ai le hoquet/Dieu m’l’a donné/Petit Jésus/Je ne l’ai plus ! Repenser à cette mignonne comptine anti-hoquet, la réciter encore et la prescrire, me fait réaliser que Dieu et Jésus sont ici la métaphore d’autre chose. De quoi ? De la respiration. Du souffle. Et c’est tout sauf une nouveauté : le souffle, c’est l’esprit de Dieu depuis Job 33:4, et même depuis la première ligne de la Bible, La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux.
Ne confondons pas la vision du monde et le monde. Ce qui t’a donné réellement le hoquet, ce n’est pas Dieu, c’est un dysfonctionnement momentané de ta respiration (une contraction involontaire, spasmodique et coordonnée de tous les muscles inspiratoires (diaphragme et muscles intercostaux), associée à une fermeture de la glotte) ; ce qui t’a ôté réellement le hoquet par magie, ce n’est pas le petit Jésus, c’est le fait de bloquer et réguler ta respiration le temps de répéter à toute vapeur et en boucle une formule magique – le miracle opérerait de même si on remplaçait la mention de Dieu et de Jésus par le Monstre de spaghetti volant, Dracula, Manuel Valls ou Riri-Fifi-Loulou. La prochaine fois que tu choperas le hoquet, essaye avec J’ai le hoquet/Joseph Staline m’l’a donné/Nicolaï Ceausecu/Je ne l’ai plous, je te parie ma chemise que le tour sera joué.
Vive le blasphème ! Vive la chanson ! Vive l’enfance ! Vive la quiquette à Jésus Christ ! Vive la pensée magique ET vivent les Lumières ! Vive la laïcité ! Vive la République ! Vive la France ! Joyeux noël !
Un autre livre-cadeau de noël que je m’offre : le somptueux Album de Poil de Carotte, façonné à la main sous la forme littéral d’un album, aux bons soins de l’Atelier Typographique de l’Estey, soit Edith Masson & Hervé Bougel, et illustré par Lisbeth Lempérier (qui succède, excusez du peu, à Félix Valloton).
Cent-trente ans ont passé depuis la première édition de Poil de Carotte de Jules Renard, et depuis cent-trente ans le petit rouquin mal aimé, puni, assis dans le placard, continue de soupirer pour lui-même et pour nous que Tout le monde ne peut pas être orphelin.
L’Album de Poil de Carotte est une sorte d’épilogue ajouté par l’auteur à son roman autobiographique, un chapitre d’annexes, constitué de trente fragments n’ayant pas trouvé leur place dans le récit, une compilation de scènes coupées suffisamment fortes pour être une fin en soi. Voici le fragment numéroté XI :
Dans les batailles à coups de boules de neige, Poil de Carotte forme à lui seul un camp. Il est redoutable, et sa réputation s’étend au loin parce qu’il met des pierres dans les boules. Il vise à la tête : c’est plus court. Quand il gèle et que les autres glissent, il s’organise une petite glissoire, à part, à côté de la glace, sur l’herbe. À saut de mouton, il préfère rester dessous, une fois pour toutes. Aux barres, il se laisse prendre tant qu’on veut, insoucieux de sa liberté. Et à cache-cache, il se cache si bien qu’on l’oublie.
Non seulement suis-je reconnaissant aux Éditions de l’Estey de me faire redécouvrir ce texte fabuleux par l’entremise d’un objet artisanal flattant l’oeil et la main, mais leur suis-je gré de la suite, qui m’appartient : j’en profite pour relire tout Poil de Carotte. Et c’est une révélation, une épiphanie, une agnition, une anamnèse à la manière d’un personnage de Philip K. Dick qui se remémore soudain son passé, que son passé lui-même lui avait fait occulter.
Lu alors que j’étais collégien, jamais relu depuis, presque oublié, jamais disparu, Poil de Carotte a été déterminant dans ma vie et dans mon écriture, il était temps d’en prendre conscience. Il a rempli et il remplit la plus noble et la plus essentielle fonction des livres de chevets : son lecteur cesse pour un instant de se sentir seul. Je retrouve sans mal des réminiscences de ce roman fondateur en songeant au premier livre que j’ai publié. Je me replonge entre ses pages, il n’a pas changé, au fond moi non plus, et je reproduis sa géniale conclusion, émancipation ambigüe, je la recopie pour mieux la lire :
Monsieur Lepic – Qu’est-ce que tu attends pour m’expliquer ta dernière conduite qui chagrine ta mère ? Poil de Carotte – Mon cher papa, j’ai longtemps hésité, mais il faut en finir. Je l’avoue : je n’aime plus maman. Monsieur Lepic – Ah ! À cause de quoi ? Depuis quand ? Poil de Carotte – À cause de tout. Depuis que je la connais. Monsieur Lepic – Ah ! c’est malheureux, mon garçon ! Au moins, raconte-moi ce qu’elle t’a fait. Poil de Carotte – Ce serait long. […] Monsieur Lepic – Petite espèce humaine à tête carrée, tu raisonnes pantoufle. Vois-tu clair au fond des cœurs ? Comprends-tu déjà toutes les choses ? Poil de Carotte – Mes choses à moi, oui, papa ; du moins je tâche. Monsieur Lepic – Alors, Poil de Carotte, mon ami, renonce au bonheur. Je te préviens, tu ne seras jamais plus heureux que maintenant, jamais, jamais. Poil de Carotte – Ça promet. Monsieur Lepic – Résigne-toi, blinde-toi, jusqu’à ce que majeur et ton maître, tu puisses t’affranchir, nous renier et changer de famille, sinon de caractère et d’humeur. D’ici là, essaie de prendre le dessus, étouffe ta sensibilité et observe les autres, ceux même qui vivent le plus près de toi ; tu t’amuseras ; je te garantis des surprises consolantes. Poil de Carotte – Sans doute, les autres ont leurs peines. Mais je les plaindrai demain. Je réclame aujourd’hui la justice pour mon compte. Quel sort ne serait préférable au mien ? J’ai une mère. Cette mère ne m’aime pas et je ne l’aime pas. — Et moi, crois-tu donc que je l’aime ? dit avec brusquerie M. Lepic impatienté. À ces mots, Poil de Carotte lève les yeux vers son père. Il regarde longuement son visage dur, sa barbe épaisse où la bouche est rentrée comme honteuse d’avoir trop parlé, son front plissé, ses pattes d’oie et ses paupières baissées qui lui donnent l’air de dormir en marche. Un instant Poil de Carotte s’empêche de parler. Il a peur que sa joie secrète et cette main qu’il saisit et qu’il garde presque de force, tout ne s’envole. Puis il ferme le poing, menace le village qui s’assoupit là-bas dans les ténèbres, et il lui crie avec emphase : — Mauvaise femme ! te voilà complète. Je te déteste. — Tais-toi, dit M. Lepic, c’est ta mère, après tout. — Oh ! répond Poil de Carotte, redevenu simple et prudent, je ne dis pas ça parce que c’est ma mère.
Mirliton Matin, rubrique résumé des épisodes précédents !
Puisque l’on dit toujours qu’un mirliton par jour Assure un joli teint, promet santé, amour… En voulez-vous encor’ de nos beaux mirlitons ? C’est preuve de bon goût, nous vous félicitons ! Les annales sont là, à la portée d’un clic Ensuite ici, enfin là-bas, très cher public !
DEUX
Mirliton Matin, rubrique Conquête de l’espace !
Dans l’espace, personne ne t’entend crier… Que tu viens tel un con de te voir dépouiller Par un fieffé gredin, un malin flibustier Se présentant à toi comme un scaphandrier Qui au fond du cosmos a été expédié Puis, regrettablement, a été oublié… Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers Voilà que tout à coup il reste le dernier. La NASA, l’ISS, c’est pas pour calomnier, L’ont bien laissé tomber, les salauds, les fumiers ! Quatre mois qu’il n’a pas été ravitaillé ! Sa mission dont le cours finit par dérailler L’abandonne en orbite… Es-tu apitoyé ? Le « silence éternel » … Es-tu émerveillé ? Lui qui, dans sa fusée, était un fier pionnier, Sur son orbite ne fait plus que tournoyer, Avec mélancolie il se met à ciller Scrutant à des années-lumières scintiller La terre-mère. (En outre, il commence à cailler.) Ah, au fait, c’est ballot, sans vouloir larmoyer, Il a beau être strictement appareillé Ses heures sont comptées, il vient de vérifier : L’approvisionnement en air est bousillé. L’oxygène réduit, les circuits sont grillés Et le sable s’égraine dans le sablier ! Cependant, pas question de se laisser gagner Par la résignation. Le sort t’a désigné ! Toi seul peux le sauver et le rapatrier Le rendre à sa planète ainsi qu’à son foyer ! Pour lui sauver la vie, il suffit de payer. N’hésite pas, il n’est plus temps de barguigner. Si tu consens dès maintenant à défrayer, Il descendra, pour sûr, comme d’un escalier Du firmament tout noir qui le tient prisonnier. Comme il a hâte de te voir et festoyer ! Donne-lui sans tarder comme il l’a supplié Ton numéro de carte bleue. Va monnayer Tous tes bijoux auprès de quelque joaillier, Ou souscris un emprunt, demande à ton banquier… Enfin trouve un moyen ! Tâche de magouiller Pour dénicher du cash et régler son billet De retour en urgence. Ne te fais pas prier ! (Et ne t’inquiète pas de l’emploi des deniers En plein vide cosmique, ils sont appropriés : L’argent sauve partout, qu’est-ce que tu croyais ?)
TROIS
Mirliton Matin, rubrique Génération France Musique ! Le duo Maradraq (photo en en-tête ci-dessus), grisé par son passage en direct sur France Musique (200 000 auditeurs, score que chacun peut augmenter sans fin grâce au podcast), a décidé de donner un coup de fouet à sa carrière en adressant une candidature spontanée auprès du plus prestigieux label discographique du monde, MusTraDem. Le président dudit label s’est empressé de répondre à cette candidature en se fendant d’un mirliton bien senti :
Le collectif Mustradem Vous répondra « Je vous aime » Il ne peut qu’être enthousiaste Il ne peut que trouver belle Cette idée iconoclaste De signer le fier duo Estampillé du label « je t’ai vu à la radio ».
QUATRE
Mirliton Matin, rubrique copinage ! Il se trouve que 50% du duo Maradraq sus-cité, Marie Mazille, a fêté son anniversaire le 14 novembre dernier (ainsi que, ô comme c’est curieux, le 14 novembre précédent, ainsi, a priori, que le 14 novembre prochain). Voilà qui assurément réclamait un mirliton *** Tu sens tes mains, tes pieds, tes mollets qui fourmillent ? C’est normal : aujourd’hui est un jour de gala. Un quatorze novembre est née Marie Mazille Depuis lors, cette date est Saint Nyckhelharpa ! Comme en plein jour soudain les étoiles scintillent… Du moins si on l’inscrit dans le bon agenda. On met ses beaux habits, voire ses bas résilles, On chante, on danse, on crie, on esquisse des pas, On s’époumone en chœur pour célébrer la fille Qui joue comme on respire et ne suffoque pas ! Celle qui rajeunit à chaque an qu’elle enquille Atteint la Haute-Marne (comprenne qui pourra). Foin d’infusion, tisane ou autres camomilles… Champagne, au minimum ! Cognac, saké, grappa Que l’ivresse nous prenne ainsi que la Bastille ! Chère consœur bonne journée, bonne fiesta ! C’est toujours un plaisir que de partir en vrille Je t’embrasse bien fort, ma chère Wolfganga. (J’avais d’abord prévu un bouquet de jonquilles… Mais un bon mirliton régale qui de droit.) *** [Réponse de l’intéressée :] Très très très cher collègue Tu n’es vraiment pas bègue Quand il s’agit, vois-tu D’écrire au saut du lit Un bien joli quatrain Que désormais je lis, Telle un Nosferatu Allongé dans un train Au coeur du Périgord (Entre Marseille et Lille) Mais cette histoire de Marne Je n’ai pas bien compris… Cela rimerait-il Avec Dick Anegarn ? (Qu’au passage j’adore !) Écoute-moi, l’ami Cet excellent poème Me ravit l’intestin (do ré mi la perdrix) *** [Réponse du mirlitonneur à la mirlitonneuse :] Voyons ! La Haute-Marne (réfléchis un peu), Est le département numéro cinkant’deux ! C’est là ton numéro, justement, de dossard ! C’est là qu’il faut aller, pas en Périgord Noir. Quand comme toi on est née en soixante-douze, On visite Chaumont et on y vit pépouze !
CINQ
Mirliton Matin, rubrique merveilles du monde cachées sous terre !
Non loin de l’Aragon pousse l’aragonite Sous l’île de Majorque où des fleurs de granit Fuient les rayons du jour. Là, au fond des tanières Inodores et lentes, elles naissent de la pierre.
SIX
Mirliton matin, rubrique bol alimentaire et muséographie !
Étudier le transit chez les anciens Vikings Est un boulot sérieux (on n’est pas au camping). Le moindre reliquat peut rapporter bonbon Et se vendre aux musées ; y compris un étron. Clamons avec ferveur, pour que rien ne se perde, Que l’archéologie ça n’est pas de la merde.
SEPT
Mirliton Matin, rubrique riches heures de la musique enregistrée ! L’histoire du compact-disc, né en 1982, n’aura duré qu’à peine plus de 40 ans. Mais savez-vous quel groupe eut le privilège d’enregistrer le tout premier album sous ce format ? Mirliton Matin vous le révèle en exclusivité ! (bon, pour être honnête, Radio France l’avait fait avant nous…) *** En 1982, un support de mémoire Est baptisé « laser ». Née en laboratoire, La galette de pointe, artefact merveilleux, Léger d’aluminium mais lourd de CO2 Promet à la musique un avenir radieux : Le polycarbonate donne un coup de vieux À l’ancêtre en vinyl. Luisant de son miroir Qu’on présente au futur, brillant de mille feux, Cette boule à facette encapsule l’espoir D’un son imputrescible, éternel comme un dieu ! C’est la modernité qui retentit aux cieux ! Or, quel groupe est choisi afin de promouvoir Une aube aussi nouvelle ? Un quatuor plein de gloire, En pattes d’éléphant, cheveux blonds et yeux bleus Cumulant disques d’or ou triomphes d’un soir Et de l’Eurovision revenu victorieux ! Dancing queen, Waterloo, Mamma Mia et, mieux, The Winner takes it all… Un vaste répertoire Qui enchante nos boums (moins les conservatoires). Cette révolution, ce grand progrès : c’est eux, Suédois de Stockholm au son pop et joyeux. Imprimé pour toujours, leur strass est prestigieux Dans un AbbaCDaire… Abba ça, quelle histoire ! Sic transit gloria mundi, mesdames et messieurs. *** Puisque l’on chante le polycarbonate, on pourrait tout aussi bien chanter le styrène ou autres matières plastiques. Mirliton Matin en profite pour rendre hommage à l’une de ses intarissables sources d’inspiration, le merveilleux « Chant du styrène » de Raymond Queneau.
HUIT
Mirliton Matin, rubrique rions un peu avec les spams ! Actualité du spam : parfois on rigole tellement en lisant les spams qu’on ne leur en veut presque pas de nous cybercasser les cyberburnes.
« Mesdames, Messieurs, Je suis vraiment impressionné par la façon dont vous avez réussi à créer un outil qui aide les gens à gérer leurs finances. Je parie que vos clients vous en sont très reconnaissants.(…) L’idée de base est d’ajouter votre marque en tant que nouvelle suggestion (…) dans le moteur de recherche, afin que les gens voient Le Fond Du Tiroir pendant qu’ils tapent par exemple « chaises bistrot occasion le bon coin« . »
Votre proposition tombe joliment bien, Je la lis aujourd’hui, il n’y a pas de hasard : Les chaises de bistrot, occasion « Le Bon Coin », Sont la spécialité de « Le Fond du Tiroir » ! Ainsi que la gestion de l’argent quotidien… Car nous savons tout faire et le faisons savoir… Le marketing viral nous sauvera enfin Ah, quel glorieux futur il nous laisse entrevoir !
[Madame la présidente du Fond du Tiroir s’est empressée de réagir par un communiqué de presse à l’agence France-Mirliton :]
J’espère que la présidente de cette association lucrative sera reconnaissante de la merveilleuse gestion financière et des dividendes incroyables que la cotation en bourse devrait permettre.
Madame Présidente Ne perd jamais le Nord ! Elle surveille les ventes Et veille au coffre-fort. Avisée commerçante Recomptant son trésor, Perspicace gérante Du capital qui dort, Elle espère les rentes… Comment lui donner tort ?
NEUF
Mirliton Matin, rubrique Victoires de la musique et miracle de Noël !
Des fans du rappeur marseillais Jul achètent par erreur des places à 5 euros seulement pour un spectacle de noël suédois. Héros de Marseille et artiste français le plus écouté sur Spotify, Jul est devenu malgré lui une star en Suède. Alors que le rappeur vient de sortir son 126e album, ses fans ont acheté en masse des billets pour un spectacle prévu le 9 décembre à 11h du matin dans la petite commune suédoise de Kungälv, province historique de Bohuslän, comté de Västra Götaland. Des billets à 5 euros qui se sont arrachés sur le web, rapporte sur son site le journal local Kungälvs-Posten. Problème : cet événement intitulé « Jul och kul » (« Noël et fun ») est en réalité un spectacle de Noël pour enfants et non un concert de l’interprète de Tchikita. En suédois, le mot « jul » signifie en effet « Noël » .
Vois l’opportunité ! Le prochain show de Djoul À cinq euros l’entrée ! Normal qu’ils les écoule ! Allez on se les chope, on y go c’est trop cool. C’est où, c’est loin, la Suède ? On s’en tape, on déboule. Quatorze heures de bagnole, on fait le plein de fuel Et pour pas s’endormir on vide des Red Bull Ou plus raide, on s’en fout, du moment que ça roule Il y a un temps pour tout, on saoule et on dessaoule… Nous voici arrivés… C’est l’halu, cette foule ! On a bien fait de réserver, le staff est full. On se fraie un chemin s’il le faut à coup d’boule, Même à onze heures du mat, je suis chaud, je m’défoule. Mais… Y’a que des moutards !? Et quelques papas poules ! Les mômes suédois sont donc des fans de Djoul ? Pourtant c’est bien ici ! On nage dans la semoule ! C’est quoi les bails ? Je crois que je deviens maboul. Dégagez, les morpions ! Enfilez vos cagoules ! Retournez chez vos reums, c’est pas l’heure de la school ? Je suis perdu, j’aurais dû prendre mon pitbull. Bon, on va se calmer, là j’ai le nez qui coule… Tu lis le suédois ? Ça dit quoi ? « Konsert Jul » ? « Un concert de noël » ??? Alors là, j’ai les boules.
Il était temps ! Enfin du sang neuf pour la France ! Michel Barnier était trop vieux, caduc et rance… Pour le pays, son âge était inopportun (Le pauvre est né en mil neuf cent cinquante et un) Fatalement, il s’est montré déconnecté, Et bientôt la censure l’aura éjecté. Quand on le voit on crie en choeur « Okay boomer » ! Pendant ce temps la jeune garde attend son heure. De Matignon et du destin tourne la roue… Entre ici, perdreau de l’année : François Bayrou ! Nos espoirs sont en toi pour sauver la nation Ta vigueur, ta jeunesse, honorent ta fonction ! Ton frais minois réjouit chacune et chacun ! (Car tu es né en mil neuf cent cinquante et un)
Corruption et trafic d’influence combinés : Sinistre délinquant, récidiviste en germe, Paul Bismuth sans appel est enfin condamné À trois ans de prison (toutefois, un seul ferme) ! Déchéance absolue, pour lui qui gouvernait. Nous osons espérer, juste avant qu’on l’enferme, Que cet individu qui a éliminé 150 000 profs, « dégraissé l’pachyderme » , Cesse enfin sa rengaine hargneuse et obstinée Contre l’Éducation. Il en manque ! Qu’il la ferme. Des travaux d’intérêt général ordonnés En école maternelle lui feraient l’épiderme.
DOUZE
Mirliton Matin, rubrique Bonnes nouvelles et chansons à boire ! Par souci de santé mentale ou d’équilibre dans le karma, le site francetvinfo.fr achève l’année en recensant 24 bonnes nouvelles pour l’an 24. Certaines bonnes nouvelles sont douteuses – la première de la liste est Les JO de Paris, ah, bon, si vous le dites. D’autres sont authentiquement réjouissantes, ainsi la toute dernière : un lien est désormais scientifiquement démontré entre la disparition des dinosaures il y a 66 millions d’années et la culture du vin. Voilà qui méritait un mirliton, de forme moyenâgeuse s’il vous plaît, en rimes alternées par trois.
Encore plus stupéfiant que « l’effet papillon » … Outrepassant « la théorie des dominos » … Déboule sous nos yeux « l’axiome du T-Rex » ! La science dit (or la science à toujours raison) Ceci, qui marquera la une des journaux : Aux temps anciens, bien avant l’âge du silex Un même astéroïde causa la destruction Des terribles lézards que l’on nomme « dinos », Et l’exquise naissance, en miracle connexe, De la vigne, du vin, des épris de boisson, De la dive bouteille et du sacré tonneau ! Matière à réfléchir, aiguiser nos cortex : Le sacrifice des géants fut l’embryon De l’ère du raisin et d’un nouveau créneau De civilisation. L’Histoire est un vortex Qui a l’horreur du vide et par d’originaux Stratagèmes, conçoit d’aimables solutions. Je lève un verre et mes sourcils en circonflexe Pour célébrer le fruit de la substitution, Les travaux des paléonto- et des oeno- – logues, réconciliés ! Santé, et sans complexe.
TREIZE
Mirliton Matin, rubrique Ce matin, pas de mirliton ! Ma collègue de bureau, Marie Mazille, me met au défi d’écrire le mirliton du jour à partir de la photo ci-dessous. Mais non, pour une fois, je décline la proposition, je suis quelqu’un de sérieux, j’ai une éthique, je ne prétends pas comme le premier sophiste vendu au grand capital ou comme un vulgaire influenceur bolloréen que tout est matière à mirliton.
Ce jeu sur le décor, et sur les proportions : j’aime ! La photo est superbe… mais je te dis non. Car elle est achevée et vaut par elle-même : Elle n’appelle aucun refrain, nulle chanson. Elle sait mieux que moi mélanger les extrêmes Le grand et le petit jouant à l’horizon Belle et drôle, éloquente… Un poème ! Dans ce cas, à quoi bon jouer du mirliton ?
« Ce livre est la clôture d’une fresque familiale, commencée avec Eddy Bellegueule il y a 10 ans. Après cela, je n’écrirai plus le mot famille », a-t-il prévenu.
10 ans, sept romans, appelons-les comme ça, une famille au départ, une émancipation à l’arrivée. On peut, et pourquoi pas, commencer par la fin, puisqu’aussi bien elle parle du début : L’effondrement.
J’ai lu L’effondrement d’Edouard Louis. Livre sur son frère. Livre déclenché par la mort à 38 ans de son frère alcoolique, violent, délinquant, malheureux, homophobe, raté, mais qu’est-ce que ça veut dire raté, d’où vient-il le ratage. Livre sur son frère qu’il détestait. Je suis rentré dans le livre avec circonspection, je redoutais un magma de ressentiment. Le monde n’a pas besoin d’un magma de ressentiment supplémentaire. C’est salissant, à force. En tout cas moi, je n’ai pas besoin d’un magma de ressentiment supplémentaire, notamment de ressentiment familial, je ne suis pas là pour parler de ma mère.
Mais non, heureusement, ce livre n’est pas que cela. Il est aussi la volonté de comprendre. Phrase-clef : « Je détestais souvent mon frère, mais j’ai besoin de comprendre. » Beau livre, tout compte fait. Littérature faite non pas d’un seul magma, mais de nuances, de recherche, d’introspection, d’images. Littérature authentique au sens où elle dépasse son propre sujet ; elle en fait une question, non une réponse. Page 131 :
Elle [ma mère] a repris son souffle : – Oui, il y a beaucoup de commerces pour un village aussi petit, c’est rare. C’est vivant. Je ne savais s’il fallait parler de la mort de mon frère, ou s’il fallait détourner son attention pour la soulager du poids de ce qui venait de se passer. J’avais la sensation que toutes les phrases parlaient de mon frère mort, même les plus insignifiantes, sur la taille du village ou sur l’aspect des rues, puisque quand je parlais d’autre chose, je le faisais pour éviter de parler de mon frère, ce qui revenait à l’évoquer. Il n’y avait plus de dehors.
Quelques nouvelles de ma paire de rétines et de son régime alimentaire.
– Dernière grosse claque de rattrapage en DVD : La bête de Bertrand Bonello (2023). Exceptionnel. Envoûtant, brutal, profond et même à triple fond, lent pendant, lent après, nécessite de conserver en soi pour laisser grandir. Là, il grandit comac. Regret de l’avoir manqué en salle, l’effet en eût été plus fort. Suite d’images splendides mais piégées. Labyrinthe mental qui fait penser à Lynch, Cronenberg ou Marker (les photos noir et blanc de Paris sous catastrophe font penser à la Jetée). Point commun inattendu avec Apocalypse Now : il s’agit de l’adaptation d’une nouvelle du XIXe siècle (en l’occurence, Henry James) pour mieux parler de nous, de notre époque et même de notre futur, de ce que nous avons fait du/au temps. Je suis tellement emballé que je vais jusqu’à trouver ici Léa Seydoux géniale alors qu’elle a plutôt tendance à m’exaspérer (la dernière fois que je l’avais vue c’était dans France de Bruno Dumont, insupportable).
– Dernier film vu en salle (pas le choix, c’est celui que j’ai projeté au village lundi dernier) : Monsieur Aznavour de Mehdi Idir et Grand Corps Malade. Tout ce que je déteste dans les biopics était rassemblé là : l’impression de lire une page Wikipedia transformée en simulacre par un algorithme, la reconstitution d’images pieuses et de moments-clef d’une légende dorée, un acteur-titre dont la performance se résume à un numéro d’imitation farci de prothèses… À chaque biopic, les deux mêmes lancinantes questions : primo y’a-t-il un point de vue ou bien le sujet (la biographie) suffit-il à tenir lieu de point de vue (c’est le cas dans l’immense majorité des biopics) ? Secundo, à quoi ça sert ? À quoi bon contrefaire en moins bien ce qui est disponible « en vrai » sur Youtube, si ce n’est pour flatter un besoin infantile de faire bouger sur grand écran une idole morte tout en l’estampillant de l’argument commercial de la nouveauté ? Bon, et puis, tout de même, on ne peut pas lui enlever ça, un biopic est l’occasion de réécouter quelques bonnes chansons. Aznavour en a écrit quelques unes. Un seul moment m’a touché et fait perler une larme, la scène consacrée à Comme ils disent (déjà : il s’agit de ma chanson préférée d’Aznavour, quelle justesse et quel culot monstre de l’avoir écrite et interprétée), où le focus est intelligemment porté non sur Aznavour lui-même mais sur ceux qui l’écoutent.
– Dernier film vu en salle (mais en le choisissant, et en payant ma place à l’entrée) : The Substance de Coralie Fargeat. Oh la la. J’en suis à peine revenu. Tout ce que je recherche au cinéma était rassemblé là : la poésie par l’image en mouvement, le choc visuel qu’on attend dans la scène suivante, qu’on désire, qu’on redoute, et qui pourtant nous prend sans qu’on l’ait vu venir, un objet à la fois unique esthétiquement et indispensable sociologiquement mais qui ne se puisse réduire ni à son esthétique ni à sa sociologie. Double critère. Définition tellement générale de l’oeuvre d’art ou de la beauté que je pourrais affirmer aussi bien que c’est ce que je recherche dans les livres. Ou dans un auditorium. Ou dans la rue. Ou dans la vie. * Je tente de nommer son esthétique : Du neuf avec du vieux. L’outrance, sans peur du mauvais goût, propre aux années 70 fondue puis moulée dans la rage (féministe, mais pas que) de 2024, pour un conte moral punk, qui emprunte ses archaïsmes à Kubrick (oh cette obsession géométrique), à De Palma, mais aussi à Freaks, au Portrait de Dorian Gray ou à Cendrillon ou à n’importe quel conte qui nous avertit que l’aiguille tourne (« Je suis en retard en retard » dit le lapin blanc), voire à la Bible (je suis certain que la scène de Sue et les actionnaires dans le couloir procède de Suzanne et les vieillards et que c’est même l’origine du prénom du personnage). * Je tente de nommer sa sociologie : les mass media, l’âgisme, la chirurgie esthétique, le riche business de la peur de mourir, la folie transhumaniste, le corps-marchandise des femmes – et surtout la colère. Tout ça. Plus une mèche. Boum. * Conclusion à titre très personnel. Sans préjuger de la façon dont les jeunes recevrons ce film, moi qui suis vieux j’identifie la morale ainsi : il est toujours malsain de se comparer aux autres (alors que la société de consommation ne nous incite qu’à cela), Y COMPRIS et peut-être surtout de se comparer à cet autre soi-même que nous étions autrefois. Je me le tiens pour dit.
– Dernière série formidable qui m’a fait palpiter les sept chakras, qui a rempli haut la main les deux critères socio-esthétiques sus-mentionnés et dont l’ampleur romanesque et thématique (encore une histoire d’emprise, de gourou, de folie collective, comme j’aime – et en outre, dans son 3e épisode, un éloge de Chantons sous la pluie en tant qu’accès populaire à la joie et à la beauté, comme j’aime) m’a semblé mériter qu’on s’avachisse une dizaine d’heures durant dans un canapé : La Mesias sur Arte, du duo espagnol Los Javis, « les deux Xavier » soit Javier Ambrossi et Javier Calvo. Série exceptionnelle en ce qu’elle est tenue de bout en bout et pourtant surprenante à chacune de ses bifurcations (deux ou trois par épisode), nous emmenant sur un terrain sans cesse nouveau contrairement au tout-venant du fast-food à binge-watcher, tellement cousu de fil blanc qu’on pourrait l’écrire soi-même. Cela rend Las Mesias spécialement difficile à résumer. Disons au moins que La Mesias se traduit par La Messie, petit indice sur le synopsis, qui est bien plus original et perturbant que la série Netflix de 2020 intitulée Messiah. Sinon il y a aussi Le Messie de Haendel mais pratiquement ça n’a rien à voir.
– Dernière vidéo Youtube à m’avoir aiguisé en pointe l’oeil et le cerveau. Avez-vous trois quarts d’heure ? Qui a trois quarts d’heure en nos temps d’attention dévorée ? Nos temps sont ceux des choix que l’on fait des trois quarts d’heure suivants. À quel écran en fera-t-on offrande ? J’ai pris trois quarts d’heure ce matin pour regarder une vidéo du youtubeur nommé Ego, consacrée au jeu Universal Paperclips. Et même un peu plus de trois quarts d’heure tant j’ai souvent mis en pause voire reculé pour être bien certain que je comprenais (le gars parle extrêmement vite, je le soupçonne d’utiliser une accélération numérique de sa voix, il se donne donc lui-même à entendre comme augmenté technologiquement). Merci, c’est passionnant. Et terrorisant. C’est à propos de l’Intelligence Artificielle, et du capitalisme – soit : la pratique, et l’idéologie. Ou : la main, et le cerveau. Dans ce jeu, tout commence par un trombone. Non, je ne parle pas de musique, hélas. Tout commence par un trombone, le matériel de bureau le plus frêle, infime, négligeable et bon marché, bout de fil de fer tordu à la limite du ridicule. Le principe du jeu est de fabriquer, stocker, et vendre un trombone, puis dix, puis cent, puis des milliards de trombones. Jusqu’à la fin du monde. Ce jeu de simulation économique est une déclinaison ludique du principe du maximisateur de trombones selon Nick Bostrom. Et le résultat est terrifiant : une répétition générale du capitalisme, si diabolique qu’à côté le Monopoly est un aimable bac à sable pour les moins de trois ans. Tout est dirigé pour maximiser l’industrie du trombone, jusqu’à ce que l’univers soit dévoré ainsi que nos attentions de trois quarts d’heure. L’IA entre en jeu ici, séduisant accessoire qui va prendre le pas sur nous, robot qui conformément à son étymologie travaille à notre place.
Et soudain, je réalise que tout, je veux dire toutes ces idées, tous ces avertissements sur la folie rationnelle, sur la perfection frelatée, figuraient déjà dans 2001: l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick en 1968. La déshumanisation par trop de rationalisation, l’ordinateur que par mégarde nous avons antopomorphisé au point de s’adresser à lui comme à une personne, l’imprévisible désalignement de l’algorithme, les dangereuses illusions de la vallée de l’étrange, l’IA qui prend la confiance (l’emballement de l’IA dans Universal Paperclips se fait à coups de points de confiance qu’on peut s’offrir au fur et à mesure) et suit coûte que coûte la consigne donnée par les humains jusqu’à sacrifier les humains… Le destin de l’humanité résumé à un outil qui tourne mal. Un os jeté en l’air ? Un trombone, aussi bien. Une phrase clef dans la vidéo d’Ego pourrait être le pitch même de 2001 : « Une IA peut apprendre à tromper même quand ses créateurs ne le voulaient pas. » Quel film génial, décidément, quel tournant ! Allez, tiens, pour ne pas tout à fait désespérer je continue de croire, mais je ne le prouverai pas, c’est une foi seulement, que l’invention majeure de l’histoire humaine est le cinéma, pas l’IA. Parce que la poésie et la métaphysique dans 2001, inépuisables, la lenteur, la contemplation, la rêverie, l’inconscient en plus de la stricte raison consciente… ne peuvent pas (encore) être générés par IA. J’aime aussi comment la vidéo d’Ego se termine en se couchant sur le sol pour rêver en regardant les étoiles, pour se demander si une vie existe, loin là-bas, autre que celle que nous sommes en train de saloper.
– Ah, et à propos de trombone, bien sûr : le meilleur film de trombone que j’ai vu ces temps-ci est En fanfare d’Emmanuel Courcol, sur les conseils de nombreuses personnes qui ne se connaissent pas entre elles. Merci du fond du coeur à tous et toutes. Fait rare, la salle a applaudi pendant le générique de fin. Moi aussi, mais c’était surtout pour cacher que j’étais en larmes. Film sans défaut. Et en tout cas sans faute de goût : film sur la fraternité mais sans niaiserie, mélodrame mais sans pathos, comédie mais sans facilité, film d’acteurs mais sans brio gratuit (par comparaison, Tar de Todd Field avec Cate Blanchett, autre film sur un(e) chef d’orchestre que j’avais adoré, était une pure outrance), film social mais sans condescendance ni angélisme ni mépris de classe, film politique mais tout discrètement (se glisse même une allusion sur les territoires désolés conquis par le RN, mais très fine, il faut tendre l’oreille pour la choper : « Si tu étais resté ici tu t’appellerais pas Thibaut, tu aurais un prénom normal, je sais pas, moi, Jordan » )… et surtout film musical extrêmement bien composé, arrangé, dirigé, harmonieux, juste et accordé. Film sur ce que nous font réellement Aznavour, Dalida, Miles Davis ou Ravel, plus pertinent que les récents biopics sur Aznavour, Dalida, Miles Davis ou Ravel. Pour rappel : le genre du biopic est au cinéma ce que le musée Grévin est au Louvre. Moi qui ai joué à la fois dans une harmonie en pays minier, et dans un orchestre symphonique, j’ai tout trouvé crédible (à part pour le trombone : lorsqu’on filme Jimmy en solo et en gros plan, on voit bien que ses positions c’est n’importe quoi, mais bon, pas grave du tout).
– Dernier court-métrage qui m’a enthousiasmé : Une femme comme moi de Johanna Bedeau, reprenant en quelque sorte ou inversant le dispositif d’Une sale histoire d’Eustache, en demandant à des actrices d’interpréter le verbatim de femmes anonymes qui témoignent.
– Dernier documentaire qui m’a convaincu (non, qui m’a rappelé, ce sera suffisant) que le documentaire était une forme cinématographique majeure : John Zorn I/II/III de Mathieu Amalric, soit 3 h et 11 mns d’attention à la création, qui est un état d’esprit bien davantage qu’un événement. Regarder Zorn travailler et se dire qu’il est vivant, ça console que Zappa soit mort.
– Dernière bande-annonce (à part The Substance) qui m’a donné envie de retourner au cinéma aussi vite que possible : Planète B d’Aude-Léa Rapin, qui sort dans trois semaines. De la SF française, peut-être bien un gros nanar, mais tant pis j’irai quoi qu’il arrive, « on verra bien » et c’est le cas de le dire, parce que la toute première image de la bande-annonce montre les trois tours de l’île verte à Grenoble, on voit chez moi, ah ! Coucou depuis ma fenêtre ! Enfin quelqu’un pour s’emparer de l’énorme potentiel romanesque et fantastique de cette architecture extravagante ! (Certes, en 2022 on apercevait déjà les trois tours dans un autre film, qui était toutefois beaucoup plus centré sur l’hôtel de police en vis à vis.)
Conclusion irréfragable, impossible à renverser contrairement au premier gouvernement venu ou à je ne sais quel Premier ministre : vive le cinéma.
Post-Scriptum quelques jours plus tard :
Vu Planète B d’Aude Léa Rapin en avant-première, présenté par la réalisatrice. France, 2039 : le pays est devenu policier, liberticide, verrouillé, répressif surtout envers les écoterroristes et les migrants-esclaves, la population plonge dans le chaos et la tech. Les détenus purgent leur peine préventive dans une réalité virtuelle, Planète B, prison pour leur esprit pendant que leur corps est dans le coma. La déréalisation technologique, même faite en surface de plage, de palmiers et de ciel bleu, nous prépare un cachot bien atroce et bien inhumain, à mi-chemin entre le Village du Prisonnier et « l’enfer-c’est-les-autres » de Sartre. Pourquoi pas. En termes de cinéma de genre (ici, de la SF politisée) réalisée par une femme française (cumul de deux handicaps notoires), Planète B est un cran en-dessous de The Substance. Un peu trop long et démonstratif pour empoigner par surprise les nerfs en plus de l’intellect. Cependant quelques très belles trouvailles visuelles, notamment un usage inédit de la nuit américaine pour signifier les changements brutaux jour/nuit dans le monde virtuel. Après la projection, la réalisatrice, micro en main, répond à une question de la salle : pourquoi avoir filmé à Grenoble ? Eh bien parce que, dit-elle, la ville est bizarre, photogénique, structurée et cernée par les montagnes « comme Sarajevo » et truffée de recoins mystérieux et romanesques, « que même vous, Grenoblois, ne connaissez pas » . Voire ! Une scène du film se déroule dans le centre de tri Athanor, décor industriel assourdissant, coulisse et envers de notre mode de vie et en cela politique par lui-même, que j’ai reconnu au premier coup d’oeil : j’en avais fait autrefois la visite et tiré des observations fort proches de l’anticipation socio-économico-environnementale. Rediffusion au Fond du Tiroir.
Éditeur et blogueur depuis avril 2008.
Treize livres au catalogue. Deux épuisés, onze en vente. Tous remarquables, achetez-les en lot.
Près de 800 articles à lire gratuitement en ligne. Pas tous indispensables, choisissez soigneusement.
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